Kasdan laissa sa pensée divaguer. Il soupesait l’information essentielle de la soirée : Goetz homosexuel. Cela ouvrait une possibilité nouvelle : un crime passionnel. Pas Naseer mais un autre amant, parallèle au petit Mauricien. Un dingue qui en voulait au Chilien pour une raison ou une autre et avait voulu le tuer par la douleur. Autre possibilité : la mauvaise rencontre d’un soir. Kasdan avait beau lutter contre ses préjugés, pour lui, tous les homosexuels étaient des queutards, des baiseurs jamais apaisés. Goetz avait-il croisé un psychopathe sur sa route ?
Il laissa errer son regard à travers la pièce. Il détaillait chaque recoin, chaque plinthe, à la recherche d’il ne savait quoi. Soudain, son regard s’arrêta sur une anomalie, au-dessus de la tringle à voilages de la baie vitrée. Il attrapa une chaise et se hissa à hauteur du châssis. Il observa la zone qui présentait une différence de couleur, entre la porte-fenêtre et le plafond. A l’évidence, on avait repeint cette bande étroite. Kasdan la palpa, à la recherche d’un relief. Ses doigts captèrent une bosse. Il passa sa main plusieurs fois dessus. Une forme circulaire, de la taille d’une pièce d’un euro.
Il partit dans la cuisine chercher un couteau et remonta sur son perchoir. Avec précaution, il creusa autour de la forme puis glissa la lame dessous. D’un coup sec, il fit craquer la peinture et détacha l’objet.
Une onde de glace le traversa.
IL tenait dans sa paume un micro.
Et pas n’importe lequel : un des modèles de marque coréenne qu’utilisait l’atelier de la PJ ces dernières années. Lui-même l’avait souvent posé quand il sonorisait les appartements des suspects. Le mouchard contenait un capteur de sensibilité, qui l’actionnait selon un certain seuil de bruit — le claquement de la porte d’entrée par exemple.
Le froid se dilua dans ses veines à mesure que ses idées se précisaient. Wilhelm Goetz était bien sous surveillance mais pas d’une milice chilienne ou de barbouzes sud-américains. Il était écouté par les services de la PJ ! Ou encore les RG ou la DST. Dans tous les cas, du pur jus franchouillard.
Kasdan contempla sa pièce à conviction puis observa le téléphone fixe. Le fait qu’il n’ait pas trouvé de micro dans le combiné ne prouvait rien. Aujourd’hui, les lignes étaient surveillées par la police à la source, à travers France Télécom ou les opérateurs de téléphones portables. Cela, il pouvait le vérifier en passant quelques coups de fil.
Il empocha le zonzon et recommença sa fouille de l’appartement. Cette fois, il savait ce qu’il cherchait. En moins d’une demi-heure, il découvrit trois micros. Un dans la chambre. Un dans la cuisine. Un dans la salle de bains. Seul, le salon de musique avait été épargné. Kasdan fit jouer dans sa paume gantée ses quatre mouchards. Pourquoi les flics épiaient-ils le Chilien ? Etait-il vraiment sur le point de témoigner dans un procès de crime contre l’humanité ? En quoi cela pouvait-il intéresser la Boîte ?
Kasdan retourna vérifier si ses « prélèvements » ne laissaient pas de traces trop apparentes. Si Vernoux et ses acolytes ne fouillaient que superficiellement l’appartement, ils n’y verraient que du feu. L’Arménien remit les meubles en place, éteignit les lumières, releva les stores et partit à reculons, refermant la porte d’entrée en douceur.
Il en avait assez pour cette nuit.
Le cri le traversa de part en part. Ce n’était pas lui, Cédric Volokine, qui avait hurlé, mais son ventre. Une souffrance inouïe, jaillie du plus profond de ses tripes, se transformant en sillon de feu dans sa gorge. Il avait vomi. Et vomi encore. Maintenant, ce n’était plus qu’une poussée, une convulsion, déchirant tout sur son passage, résonnant contre ses cartilages, lacérant son cerveau, le propulsant aux limites de l’évanouissement.
A genoux au-dessus de la cuvette des gogues, Volokine sentait la brûlure palpiter dans sa trachée. Et la peur, déjà, de la prochaine décharge…
Loin, très loin, il perçut des pas.
Son voisin de piaule venait voir s’il n’était pas en train de crever.
— Ça va pas ?
Il lui fit signe de se casser. Il voulait souffrir jusqu’au bout. Seul. Toucher le fond, pour ne plus jamais remonter. L’autre recula alors que, déjà, un nouveau spasme le propulsait dans le trou.
Il tremblait au-dessus de la lunette. Un filet de bave coulait de ses lèvres, gouttant jusqu’à la bile qui reposait au creux des chiottes. Volokine ne bougeait plus. Le moindre geste, le moindre déglutissement pouvait réveiller la bête…
En même temps, il se voulait stoïque. Il ne prendrait aucun traitement. Ni méthadone ni Subutex. On l’avait transféré ici, dans ce foyer de l’Oise, le temple du « non-médoc ». Eh bien, il s’en tiendrait à ce « non » radical jusqu’au bout.
La crise reculait. Il le sentait. La fièvre s’atténuait, pour laisser place au froid. Un jus glacé dans ses artères, cliquetis de cristaux, blessant les parois de ses veines.
Il en était à son deuxième jour sans came.
L’un des pires, avec le troisième.
Et, pour dire la vérité, pas mal de ceux qui allaient suivre.
Mais il fallait s’accrocher. Pour se prouver à soi-même qu’on n’était pas malade. Ou du moins que la maladie n’était pas incurable. On pouvait s’en sortir. Il le savait. On lui en avait parlé. Dans son esprit violenté par le manque, cette idée sonnait comme un mythe. Une rumeur invérifiable.
Il se redressa. Se laissa choir sur le cul, dos au mur, bras gauche posé sur la lunette, bras droit ouvert, comme en attente d’un fix. Il baissa les yeux sur ce membre, détaché de lui-même, jaune, bleu, violacé, aussi maigre qu’une liane. Il éclata d’un rire bref, sinistre. Tu tiens pas la grande forme, Volo… Il se massa lentement l’avant-bras, sentant la peau, dure comme une écorce, les muscles, les os là-dessous, serrés, rongés.
Deux jours sans came. Aujourd’hui, il avait essuyé le trou noir classique. Le calme avant la tempête. Quand le monstre sort du puits pour exiger sa nourriture. Il avait attendu que l’hydre jaillisse, sorte sa tête hideuse. Elle était apparue sur le coup de minuit et voilà 2 h qu’il se débattait avec elle, façon héros de l’Antiquité.
Il noua les deux bras autour de ses épaules et tenta de réprimer ses tremblements. Il claquait tellement des dents et des os, que la lunette à côté de lui tressautait à contre-rythme. Il sentit son estomac se soulever à nouveau et crut qu’il était bon pour un tour. Mais non. Après un rot sec, son ventre se relâcha brusquement. Tu tiens le bon bout… Il allait pouvoir ramper jusqu’à sa chambre et prier pour que le sommeil l’emmène au moins jusqu’à l’aube.
De jour, l’enfer avait tout de même une autre gueule.
Il trouva la chasse d’eau. Actionna le mécanisme.
A quatre pattes, il commença à avancer. Sa chemise trempée de sueur lui collait au dos. Des frissons lui faisaient vibrer les bras, comme lorsqu’on en est à sa centième pompe…
Retourner dans la chambre.
Se blottir dans son duvet. Supplier le sommeil.
Quand il se réveilla, sa montre indiquait : 4 h 20. Il était resté sans connaissance plus de 2 h mais n’avait pas dépassé la porte des chiottes. Il s’était simplement évanoui, là, sur le carreau, au sens propre du terme.
Il reprit sa marche. Rythme de limace. Se recroquevillant encore, s’arc-boutant dans ses frusques raides de sueur séchée, il parvint jusqu’au couloir. Un vague espoir s’insinua en lui. Il allait ressortir plus fort de ce cauchemar. Oui. Plus fort et tatoué au fer rouge, jusque dans les moindres replis de son cerveau. Plus jamais ça.
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