Un Indien.
Un jeune homme au teint noir et aux cheveux plus noirs encore.
Sauf que le gamin avait les yeux verts. Des iris d’une clarté surnaturelle, comme s’il portait des lentilles de contact. Une transparence qui coïncidait bizarrement avec le grand bassin qui stagnait dans leur dos. Kasdan songea à ces sang-mêlé créoles et hollandais qu’on rencontre sur certaines îles des Caraïbes.
— Qui es-tu ?
— Me faites pas de mal…
Kasdan l’empoigna et l’arracha de sa planque. D’un seul mouvement, il le remit sur ses pieds. Soixante kilos tout mouillé, pas plus.
— QUI ES-TU ?
— J’m’appelle… (Une toux l’arrêta puis il reprit :) J’m’appelle Naseerudin Sarakramahata. Mais tout le monde m’appelle Naseer.
— Tu m’étonnes. D’où tu viens ?
— De l’île Maurice.
L’exotisme continuait. Un flic arménien interrogeait un Mauricien au sujet d’un maître de chœur chilien. Ce n’était plus une enquête mais de la « world kitchen ».
— Qu’est-ce que tu foutais chez Goetz ?
— Je suis venu récupérer mes affaires.
— Tes affaires ?
Un frêle sourire se dessina sur les lèvres roses de l’Indien. Un sourire que Kasdan eut aussitôt envie d’écraser à coups de poing. Il commençait à deviner de quoi il s’agissait.
— Je suis un ami de Willy. Enfin, de Wilhelm. Kasdan lâcha sa prise.
— Explique-toi.
Le jeune homme se tortilla d’une manière déplaisante. Il reprenait du poil de la bête.
— Son ami… Son boy-friend, quoi.
Kasdan observa son prisonnier. Minceur de la silhouette. Attaches fines et fragiles, portant bagues et bracelets. Jean taille basse. Autant de détails qui sonnaient comme des confirmations.
Mentalement, l’Arménien battit ses cartes et réordonna son jeu. Wilhelm Goetz avait une raison d’être si discret sur sa vie privée. Un pédé à l’ancienne. Qui dissimulait ses préférences sexuelles comme un secret honteux.
Kasdan inspira une grande bouffée d’air humide puis ordonna :
— Raconte.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Tout. Pour commencer.
J’ai connu Willy à la Préfecture de police. On faisait la queue pour nos papiers. Notre carte de séjour. Quand il était flic, Kasdan respectait toujours cette vérité. Plus une histoire paraît absurde, plus elle a des chances d’être vraie.
— On était tous les deux réfugiés politiques.
— Toi, un réfugié ?
— Depuis la victoire du Mouvement socialiste mauricien et le retour au pouvoir d’Aneerood Jugnauth, je…
— Tes papiers.
Le Mauricien palpa son blouson et en sortit un portefeuille. Kasdan lui arracha des mains. Des photos des îles, de Goetz, de minets huilés. Des préservatifs. L’Arménien eut un haut-le-cœur. Il luttait contre son dégoût et sa violence, qui lui battaient sous la peau et ne demandaient qu’à jaillir.
Enfin, il trouva la carte de séjour et le passeport. Kasdan les empocha et balança le reste à la tête du minet :
— Supprimés.
— Mais…
— Ta gueule. Cette rencontre, c’était quand ?
— En 2004. On s’est vus. On s’est… enfin, on s’est compris. Le minou parlait d’une voix nasillarde, avec un accent indolent, mi-indien, mi-créole.
— Depuis quand tu es à Paris ?
— 2003.
— Tu vivais chez Goetz ?
— Je dormais chez lui trois soirs par semaine. Mais on s’appelait tous les jours.
— Tu as d’autres mecs ?
— Non.
— Te fous pas de ma gueule.
Le minet se contorsionna avec langueur. Tout en lui respirait la féminité. Kasdan avait les nerfs en pelote. Vraiment allergique aux lopettes.
— Je rencontre d’autres hommes, oui.
— Ils te payent ?
L’oiseau exotique ne répondit pas. Kasdan lui braqua la lampe dans la gueule et l’observa plus en détail. Un visage de félin sombre, aux mâchoires avancées. Un nez court, des petites narines rondes, collées près de l’arête comme des piercings. Des lèvres sensuelles, plus claires que la peau. Et ces yeux clairs, éclatants dans ce visage cuivré, sous des paupières légèrement gonflées de boxeur. Pour ceux qui aimaient ça, le petit mec doré devait être à croquer.
— Ils me donnent des sous, oui.
— Goetz aussi ?
— Aussi, oui.
— Pourquoi tu es venu chercher tes affaires, justement ce soir ?
— Je… (Il toussa encore, puis cracha.) Je veux pas d’ennuis.
— Pourquoi tu aurais des ennuis ?
Naseer leva des yeux langoureux. Des larmes accentuaient l’éclat de ses iris.
— Je suis au courant pour Willy. Il est mort. Il a été assassiné.
— Comment le sais-tu ?
— Ce soir, on avait rendez-vous. Dans un café, rue Vieille-du-Temple. Il est pas venu. Je me suis inquiété. J’ai appelé l’église. Saint-Jean-Baptiste. J’ai parlé au curé.
— Saint-Jean-Baptiste est une église arménienne. Nous n’avons pas de curé, mais des pères.
— Oui, enfin, je lui ai parlé. Et il m’a dit.
— Comment avais-tu les coordonnées de la cathédrale ?
— Willy m’avait donné un planning. Une sorte d’emploi du temps. Les lieux, les heures, les coordonnées des églises, des familles où il donnait des cours. Comme ça, je savais toujours où il était…
Il eut un mince sourire. Doucereux. Poisseux. Dégueulasse.
— Je suis plutôt du genre jaloux.
— Ce planning, file-le-moi.
Sans broncher, Naseer ôta son sac à dos et en ouvrit la poche avant. Il en sortit une page pliée. Kasdan l’attrapa et la parcourut. Il n’aurait pu rêver meilleure pêche. Les noms et adresses des paroisses où travaillait Goetz, ainsi que les coordonnées de chaque foyer chez qui il donnait des cours de piano. Pour collecter ces seuls renseignements, Vernoux allait mettre au moins deux jours.
Il empocha la liste et revint au petit Indien :
— Tu n’as pas l’air bouleversé.
— Bouleversé, si. Surpris, non. Willy était en danger. Il m’avait dit que quelque chose pouvait lui arriver…
Kasdan se pencha, intéressé :
— Il t’avait dit pourquoi ?
— A cause de ce qu’il a vu.
— Qu’est-ce qu’il a vu ?
— Au Chili, dans les années 70.
La piste politique revenait au galop.
— OK, articula Kasdan. Maintenant, on va y aller lentement. Tu vas me raconter, avec précision, ce que Goetz t’a raconté à ce sujet.
— Il n’en parlait jamais. Je sais seulement que Willy a été emprisonné en 1973. Il a été interrogé. Torturé. Il a subi des choses horribles. Compte tenu du contexte actuel, il avait décidé de témoigner.
— Quel contexte ?
Un nouveau sourire apparut sur le visage de Naseer. Mais cette fois, c’était une moue teintée de mépris. Kasdan fourra ses poings dans sa poche pour ne pas le frapper.
— Vous ne savez pas que les tortionnaires de ce temps-là sont aujourd’hui poursuivis ? Au Chili ? En Espagne ? En Grande-Bretagne ? En France ?
— J’en ai entendu parler, si.
— Willy voulait témoigner contre ces salauds. Mais il se sentait surveillé…
— Il avait contacté un juge ?
— Willy n’en parlait pas. Il disait que moins j’en saurais, mieux ce serait pour moi.
L’histoire lui paraissait rocambolesque. Il ne voyait pas comment l’organiste pouvait se sentir menacé à ce point, pour des histoires vieilles de 35 ans et des procès qui n’avaient jamais lieu, les accusés mourant de leur belle mort avant la fin de la procédure, comme l’avait fait Augusto Pinochet quelques mois auparavant.
— Il t’a donné des noms ?
— Je vous répète qu’il ne me disait rien ! Mais il avait peur.
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