— Comment était-il ?
— Il avait tous les dons ! Vous savez qu’il a appris le piano tout seul, sans professeur ? Il chantait à la messe, aussi. Une voix d’ange. Il aurait pu entrer chez les Chanteurs à la Croix de bois, s’il y avait pas eu son grand-père paternel. Un sale bonhomme.
— Dites-m’en plus.
— Vous avez vraiment besoin de tous ces renseignements ?
— Racontez-moi ce qui vous revient. Je ferai le tri.
— Nous avons recueilli Cédric à 5 ans. Son père était mort peu de temps après la naissance. Un alcoolique. Un bon à rien, qui vivait d’expédients.
— Et la mère ?
— Elle buvait aussi. Avec un problème mental, en plus. A la naissance de Cédric, elle a commencé une espèce de régression. Quand on lui a retiré l’enfant, elle ne savait plus ni lire ni écrire.
— Pourquoi le grand-père n’a pas gardé l’enfant ?
— Parce qu’il valait pas mieux que son fils. Un Russe. Un sale type.
— Il venait le voir chez vous ?
— De temps en temps. Un homme mauvais. Aigri. Haineux. Je me suis toujours félicitée que Cédric n’ait pas vécu avec lui. Pourtant, quelques années plus tard, il l’a placé dans un autre centre. Des religieux, je crois. Il avait récupéré la tutelle. (La vieille baissa la voix pour demander :) Je peux vous donner mon avis ?
— Bien sûr.
— Je pense qu’il avait fait ça pour l’argent. Il espérait toucher des subsides sociaux. Mais le cancer l’a rattrapé. Il est mort et Cédric a été transféré encore ailleurs. Je ne sais pas où.
— Vous avez eu de ses nouvelles, ensuite ?
— Durant une dizaine d’années, non. Puis il est revenu me voir. Il venait d’avoir son baccalauréat. A 17 ans ! Il était beau comme un dieu. A partir de là, il est passé plusieurs fois chaque année. Ou il me téléphonait. J’ai encore de ses nouvelles, vous savez…
Kasdan prenait des notes. Volokine avait dû rebondir de foyer en foyer jusqu’à sa majorité. Comment avait-il payé ses études ?
Avait-il été aidé par le SAV, le Service d’Accueil en Ville, qui alloue une petite pension aux orphelins ?
L’Arménien remercia la vieille dame et fit ses comptes. Si Volokine avait eu son bac avant d’avoir 18 ans, cela signifiait qu’il l’avait décroché en juin 96. Ensuite, il avait dû s’inscrire à la Sorbonne, à la faculté d’Assas ou de Nanterre pour faire son droit. Contacter ses professeurs ? Non. Kasdan préférait s’orienter vers ses prouesses sportives. Il en restait peut-être des traces sur le Net.
Il n’eut pas à chercher loin. En tapant les mots-clés « kick-boxing » (une discipline qu’il avait choisie au hasard), « champion » et « France », il tomba sur un site très complet : « LA BOXE PIEDS-POINGS ». Le site traitait à la fois du kick-boxing, du full-contact, de la boxe française et du muay thaï — la « boxe thaïe ». Une des entrées proposait les listes des champions par décennies, toutes disciplines confondues : « années 80 », « années 90 », « les champions de demain »…
Dans la catégorie « 90 », Kasdan trouva sans difficulté le palmarès de Volokine, assorti d’une photo de mauvaise qualité :
CÉDRIC VOLOKINE
Deux fois champion de France Junior de muay thaï en 1995 et 1996. Né le 17 septembre 1978, à Paris. Taille : 1, 78 m. Poids : 70–72 kg. Palmarès : 34 combats, 30 victoires (23 victoires par K-O), 2 nuls, 2 défaites.
L’article signalait que l’athlète était toujours resté fidèle à son club, le « Muay Thaï Loisirs », à Levallois-Perret. Kasdan appela.
— Allô ?
Ton essoufflé. Kasdan tombait en plein cours. Il se présenta et demanda à parler au directeur.
— C’est moi. Je suis l’entraîneur du club.
— Je vous téléphone au sujet de Cédric Volokine.
— Il a des ennuis ?
— Pas du tout. Nous mettons simplement à jour nos dossiers.
— Vous êtes de la police des polices ?
L’homme s’annonçait coriace. Kasdan prit son ton le plus chaleureux :
— Non. Ma requête est purement administrative. Il nous faut le cursus exact de nos meilleurs éléments. Pour prendre des décisions d’avenir en ce qui les concerne, vous comprenez ?
Silence. L’entraîneur n’avait pas l’air convaincu — et ce n’était en effet pas très convaincant.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— D’après nos informations, Cédric a arrêté la compétition en 1996, après avoir été deux fois champion de France Junior.
— C’est exact.
— Pourquoi n’a-t-il pas continué ? Il n’a jamais combattu dans la catégorie Senior ?
Nouveau silence. Plus long. Plus renfrogné.
— Désolé. Secret professionnel.
— Allons. Vous n’êtes ni médecin, ni avocat. Je vous écoute.
— Non. Secret professionnel.
Kasdan se racla la gorge. Il était temps d’abandonner le velours pour la matraque.
— Écoutez. Tout cela concerne une affaire peut-être plus importante que ce que j’ai bien voulu vous dire. Alors, soit on parle ensemble, maintenant, au téléphone, et tout est fini en trois minutes, soit je vous promets du papier bleu pour demain matin. Convocation au 36 et tout le bazar.
— Le 36, c’est pas la Brigade criminelle ?
— Pas seulement.
— Vous êtes de quelle brigade ?
— Les questions, c’est moi. Et j’attends toujours votre réponse.
— Je sais plus où j’en étais, marmonna l’entraîneur.
— Toujours au même endroit. Pourquoi Volokine n’a-t-il pas participé à d’autres championnats ?
— Il y a eu un problème, admit-il. En 1997. Un contrôle antidopage.
— Volokine était dopé ?
— Non. Mais ses urines n’étaient pas claires.
— Qu’y a-t-on trouvé ? Nouvelle hésitation, puis :
— Traces d’opiacés. Héroïne.
Kasdan remercia le coach et raccrocha. L’information était primordiale. Et redéfinissait complètement le jeu. On lui avait présente un jeune gars modèle, tombé dans la dope à 25 ans, au contact des dealers et des drogués.
Mais ce n’était pas l’histoire.
Pas du tout.
Bien avant la brigade des Stups, Volokine était déjà défoncé. Kasdan voyait plutôt se dessiner un môme fermé sur ses traumatismes. Un gamin qui avait tâté très tôt de la horse. Tentative pour oublier ce qu’il avait vécu dans les foyers ou auprès de son salopard de grand-père.
La même question revint le tarauder. Comment le jeune Volokine s’était-il démerdé financièrement durant ses études ? Ce n’était pas avec les mille francs mensuels du SAV qu’il avait pu s’acheter sa dose quotidienne. Il n’y avait qu’une seule solution, facile à imaginer. Volokine avait dealé. Ou s’était livré à d’autres activités criminelles.
Kasdan appela un de ses anciens collègues de la PJ et lui demanda d’effectuer un passage fichier. Après s’être fait tirer l’oreille, l’homme accepta de fouiller du côté du permis de conduire de Cédric Volokine et des appartements qu’il avait occupés durant ses études.
En 1999, alors que Volokine passait sa maîtrise de droit, l’étudiant habitait au 28, rue Tronchet, un trois-pièces de cent mètres carrés près de la Madeleine. Au bas mot, un loyer de vingt mille francs…
Dealer.
Kasdan demanda quel véhicule il conduisait. L’ordinateur mit quelques secondes à répondre. En 1998, il avait acquis une Mercedes 30 °CE 24. La bagnole la plus chère et la plus branchée de l’époque. Le modèle du pur frimeur. Volokine avait 20 ans.
DEALER.
Il demanda enfin une vérification au STIC (Système de Traitement des Infractions Constatées). Le fichier qui mémorise tout — du moindre PV à la condamnation ferme. Aucun résultat. Cela ne signifiait rien. Volokine avait pu avoir des ennuis mineurs et bénéficier de l’amnistie des élections présidentielles de l’époque. Dans ces cas-là, on effaçait tout et on recommençait…
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