Kasdan raccrocha et se posa la question à mille euros. Qu’est-ce qui pouvait pousser un dealer défoncé, dans la force de l’âge, à s’inscrire à l’école des flics et à endosser l’uniforme pour deux années ? La réponse était à la fois limpide et tordue. Volokine avait oublié d’être con. Il savait qu’un jour ou l’autre, il finirait par tomber — et qu’il crèverait à petit feu, en taule, en état de manque. Or, où peut-on se procurer de la drogue, tout en bénéficiant d’un maximum de sécurité ? Chez les flics. Volokine était passé de l’autre côté, simplement pour s’approvisionner en toute impunité. Et à l’œil.
Tout cela n’était ni très moral, ni très sympathique.
Mais Kasdan se sentait attiré par ce chien fou qui avait bricolé avec la vie, au point de bousculer tous les repères. L’Arménien pressentait une autre vérité. La drogue et le passage aux Stups ne constituaient qu’une étape pour le Russe. Kasdan le sentait : profondément, Cédric Volokine avait choisi d’être flic pour une autre raison.
Au bout de 2 ans, il était passé à la BPM. Y mettant une fureur particulière. Le vrai combat, la vraie motivation de Volokine, c’était les pédos. Protéger les enfants. Pour cela, il lui fallait sa dose et il avait dû bosser aux Stups pour établir ses réseaux. Alors seulement, il était passé aux choses sérieuses. Sa croisade contre les prédateurs pédophiles.
En parcourant ses notes, Kasdan avait l’impression de lire la biographie d’un super-héros, comme il en lisait autrefois dans les bandes dessinées Marvel ou Strange. Un super-flic doté de nombreux pouvoirs — intelligence, courage, expertise du muay thaï, habileté au tir — mais possédant aussi une faille, un talon d’Achille, comme Iron Man et son cœur fragile, Superman et sa sensibilité à la kryptonite…
Pour Cédric Volokine, cette fêlure avait un nom : la came. Un problème qu’il n’avait jamais réussi à régler. Comme en témoignait son séjour actuel en désintox.
Kasdan sourit.
Dans toute sa carrière, il n’avait connu qu’un seul flic aux motivations aussi tordues. Lui-même.
L’enquêteur officiel, Éric Vernoux, ne posait pas de problème.
C’était l’autre, l’Arménien, qui allait lui casser les couilles.
Après avoir visité la cathédrale Saint-Jean-Baptiste, Volokine avait appelé les familles des six gosses chaussés de Converse. Il s’était fait recevoir. Les enfants avaient déjà été interrogés par le commandant Lionel Kasdan. Volo n’avait pas insisté. Le révérend père Sarkis avait déjà évoqué Kasdan, « membre actif de la paroisse », officier de police retraité, sur place au moment de la découverte du corps…
A midi, Volokine s’était rendu à l’ambassade du Chili et s’était cette fois pris les pieds dans le sillage de l’autre flic, Vernoux, déjà passé au 2, avenue de la Motte-Picquet. Encore une fois, on ne comprenait pas pourquoi un deuxième policier posait les mêmes questions. Trop de flics pour un seul cadavre.
Volo avait fait le point. Faute d’avancer sur le mort, il allait avancer sur les vivants. Ses rivaux. Un coup de fil avait suffi pour cadrer Vernoux. 35 ans. Capitaine à la I eDPJ depuis trois ans. Bien noté par sa hiérarchie. Assez efficace pour avoir convaincu le Proc de garder l’enquête. Un gugus consciencieux qui allait consacrer sa semaine de flagrance à débusquer le tueur. Ce gars-là ne le gênerait pas. Pour une raison simple : il suivait la piste politique et Volo savait que le meurtre n’avait rien à voir avec le passé chilien de la victime.
Le problème, c’était l’autre.
Il avait pris des renseignements sur le retraité arménien. Lionel Kasdan. 63 ans. Des états de service longs comme le bras. Volo connaissait vaguement son nom. L’Arménien était un ancien de la BRI, celle de la grande époque, dirigée par Broussard. Il avait aussi effectué un passage au Raid puis avait fini sa carrière à la Crim, en apothéose, bossant sur des affaires célèbres, dont celle de Guy George.
Concernant les faits d’armes, Volo n’avait entendu que des histoires exagérées — et il ne pouvait s’y fier. Mais Kasdan apparaissait comme un flic du pavé, tenace, violent, possédant un sens très sûr des hommes et du crime. Un mec de terrain, mais pas un mec de pouvoir, qui avait fini commandant presque malgré lui, à force de citations et de résultats.
Plusieurs fois, Kasdan avait bravé le feu. On parlait aussi, à la Crim, des taux d’élucidation record — mais pas mieux que ses propres résultats à lui. On évoquait également son flair, sa ténacité, son héroïsme, sa camaraderie. Toutes ces valeurs à la con dont lui, Volo, n’avait rien à foutre. Des valeurs de flic à l’ancienne, facho sur les bords, brave con au milieu. A l’époque où il entendait ces contes, lui bossait aux Stups, entre seringue et menottes, obsédé par sa dose et l’élaboration de ses filières. Lionel Kasdan avançait au son de La Marseillaise. Lui carburait aux paroles de Neil Young : « I’ve seen the needle and the damage done / A little part of it in every one / But every junkie’s like a settin’sun. »
Volo voulait des détails. Des dates. Des faits. Dans l’après-midi, il avait rejoint les archives de la PP, où le dossier de chaque flic est consigné. Les dates étaient là, noir sur blanc. Et les faits ne démentaient pas la légende.
1944.
Naissance à Lille, avec passeport iranien. 1959. Pensionnat et bourse à Arras. Obtient la nationalité française, grâce à l’obstination de ses parents, tanneurs dans le troisième arrondissement de Paris. 1962. Service militaire. Appelé au Cameroun, où se déroule — ce que Volo ignorait — une « opération de maintien de l’ordre », comme en Algérie. 1964. Retour en France. Trou noir jusqu’en 1966. Kasdan passe le concours administratif de gardien de la paix. Devient le matricule « RY 456321 ». Intègre la deuxième BT (Brigade Territoriale), dans le dix-huitième arrondissement.
Habitué à la guerre, l’homme doit sacrement se faire chier à patrouiller dans la rue. Mais à ce moment, c’est la guerre qui le rejoint dans la rue. Mai 1968. Durant les événements, Kasdan quitte l’uniforme et se noie dans la masse, pour participer à la grande bataille.
A ce point de l’histoire, Volo, installé derrière un petit bureau au fond des archives de la PP, avait joué du téléphone, afin d’étoffer les faits du dossier. Il connaissait assez d’anciens pour nourrir ces éléments bruts d’anecdotes circonstanciées.
C’est face aux barricades que l’Arménien rencontre Robert Broussard, alors que toutes les forces de police sont réquisitionnées contre la racaille gauchiste. Broussard sait reconnaître un flic quand il en voit un. Il repère le colosse arménien qui n’a pas froid aux yeux.
Trois ans plus tard, quand Broussard intègre la BRI, il se souvient de l’ancien soldat. En 1972, « Casse-dents », qu’on surnomme aussi « Doudouk », du nom de l’instrument arménien, rejoint l’Antigang. Ce sont les années Giscard. Les années du grand banditisme. Mesrine. Les frères Zemour. François Besse. Attaques à main armée en série, prises d’otages… Doudouk est sur tous les coups, Manurhin au poing.
Chaque année, le dossier d’un flic comporte une note, allouée par son supérieur direct — cette note, de un à sept, joue un rôle-clé pour son avancement. A chaque Noël, Kasdan se prenait un « sept sur sept ». Volokine sentait naître en lui une admiration pour le vieil Arménien mais aussi une sourde irritation contre ce bon petit soldat de la République. Lui qui plafonnait toujours à « quatre », traînant sa réputation de soufre, alors qu’il devait être dix fois plus génial que « Doudouk ».
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