Aussitôt, elle se connecta à un site spécialisé afin de pouvoir écrire en caractères japonais. Son hôte — il était immense : au moins un mètre quatre-vingt-cinq — était resté debout auprès d’elle.
— C’est du japonais ? s’étonna-t-il comme s’il s’agissait du langage des elfes du Seigneur des Anneaux .
Elle acquiesça en regrettant déjà cette conversation. Si Passan menait son enquête dans l’hôpital, il retrouverait ce teenager qui se souviendrait d’elle. Il lui suffirait alors de passer au crible tous les disques durs.
Elle se connecta sur Facebook. Elle frappa le nom oublié et découvrit un portrait à la fois souriant et boudeur : elle n’avait pas changé. Elle pianota encore et obtint une autre confirmation. Malgré tout, elle était toujours dans la liste de ses amis. Soudain, le visage inoffensif se superposa au faciès criblé de sang de la veille. Elle fut prise de violents frissons.
Les touches claquèrent. L’inbox se résumait à un mot.
Un seul .
— Ça va ? s’inquiéta l’adolescent.
— Pas de problème. Pourquoi ?
— Vous êtes toute pâle.
— Tout va bien, sourit-elle. Je peux encore garder l’ordinateur quelques minutes ?
Le môme ouvrit ses longues mains. Ses gestes flottaient devant lui comme des algues au fond de l’eau.
— Ici, on a tout notre temps.
Naoko n’osa pas lui demander de quoi il souffrait. Elle alla sur le site de la Japan Airlines et, par mesure de prudence, opta pour la version japonaise.
Un vol pour le lendemain, à 11 h 40. Elle cliqua, donna les noms des passagers, le numéro de sa carte de crédit. Pas sa Visa courante mais son American Express secrète — celle qu’elle conservait en cas de départ précipité. Au fond, elle avait toujours vécu comme une criminelle, prête à lever le camp sans se retourner.
En quelques clics, les réservations furent confirmées. Elle voyait, en surimpression des chiffres et des dates, les caractères écrits avec les entrailles de Sandrine.
Elle seule pouvait comprendre le sens du message.
Elle seule pouvait y répondre.
Passan et ses enfants pénétrèrent dans le lobby de l’hôtel Pullman à 19 h 30. Leur garde rapprochée se composait de Fifi, Jaffré, Lestrade — trois flics armés qui se transformaient peu à peu en baby-sitters, prenant sur leur temps libre.
Il songea encore au témoin albanais qu’il avait planqué ici. La comparaison n’était pas si absurde. Ils se trouvaient exactement dans la même situation. Des êtres vulnérables, exposés à un grave danger. Il avait croisé de nombreux cas de ce genre. Témoins, victimes, suspects innocents… Des gens ordinaires broyés par des circonstances extraordinaires. Il était désormais des leurs.
Fifi s’occupa du check-in. Jaffré et Lestrade portèrent les bagages dans la chambre. Une suite junior, seule solution pour que l’équipe demeure groupée. Le substitut du procureur avait signé l’avis de réquisition. Même les extras seraient payés par l’État. Témoins protégés : plus que jamais .
En découvrant les lieux, Shinji et Hiroki poussèrent des hurlements de joie. Passan leur avait expliqué que leur maman était malade et ils ne s’en étaient pas formalisés. Il avait déjà remarqué ce fait singulier : tant qu’un des deux piliers du foyer était là, les gamins ne montraient aucun signe d’inquiétude. Or, malgré sa gueule cramée, il était présent — et toujours aussi solide.
Pendant que les OPJ s’installaient dans le salon sur le mode camping, Fifi brancha la console de jeux sur la télévision. De son côté, Olivier s’éclipsa dans la salle de bains pour se repasser une couche de Biafine. Fifi lui avait aussi fourni des calmants « hors marché ». Les médicaments autorisés, c’était, selon lui, « pour les tarlouzes » : ses pilules étaient autrement plus efficaces. Il croyait son adjoint sur parole, prince consort des up and down , mais il hésitait encore…
Il entrouvrit la porte et l’appela :
— Tes trucs, là, ça va pas m’abrutir ?
— Aucun risque, rétorqua Fifi en pénétrant dans la salle de bains, c’est ce qu’on prend les lendemains d’ecsta. Avant, on avait recours à l’héroïne mais la chimie moderne n’arrête pas de progresser.
— Je suis rassuré.
Fifi rit et en avala un, pour l’encourager.
— OK, fit Passan en fermant la porte. T’as appelé la Crime ?
— Pour l’instant, c’est toujours le SRPJ de Saint-Denis qui traite l’affaire. Le proc va saisir un juge en urgence.
— Quand tu as le nom, tu me fais signe. T’as contacté les mecs du 9–3 ?
— L’enquête de proximité a commencé au Pré-Saint-Gervais. Personne n’a rien vu, rien entendu. Quant au dispositif après le meurtre, la fille est passée entre les mailles du filet. Aucune trace, rien.
Passan revit la cabine sombre de l’ascenseur. Il n’avait plus de doute : la créature s’y était planquée avant de fuir en toute discrétion — pour frapper encore.
Fifi sortit un sachet de papier cristal plié en quatre.
— Je peux ? demanda-t-il en désignant la coke.
— Non. Où tu te crois ? T’es en service, ma gueule. Et mes enfants sont à côté.
— Bien sûr, ricana-t-il. Où avais-je la tête ?
— Tu te contenteras des bières du minibar. Chez moi, rien de neuf ?
— Que dalle. Le porte-à-porte n’a rien donné. Les analyses de l’IJ non plus. J’te jure, des fois, j’ai l’impression qu’on a affaire à un fantôme.
Passan arracha son bonnet, se gratta la tête puis lissa les cheveux qui lui restaient comme s’il voulait mettre de l’ordre dans ses idées :
— Tu as pu récolter des infos sur Sandrine ?
— J’peux pas tout faire, protesta Fifi. Soit t’engages une nounou, soit…
Olivier fit un geste pour couper court aux jérémiades :
— Tu vas pouvoir bosser de la chambre, ce soir.
— Tu restes pas avec nous ?
Il éluda la question :
— Je veux aussi que tu creuses du côté des katanas.
— Des quoi ?
— Les sabres japonais. Contacte les restaurateurs de lames, les antiquaires, les clubs de kendo.
— Cette nuit ?
— Démerde-toi. Regarde aussi du côté des douanes si on a vu passer récemment ce genre d’objets.
Fifi s’assit sur le rebord de la baignoire. Le cachet paraissait faire son effet : le punk se fluidifiait à vue d’œil. Passan aurait aimé pouvoir en dire autant mais la douleur était toujours là.
— Je te rappelle qu’on n’a pas l’enquête, fit l’adjoint d’une voix épuisée. Pas l’ombre d’une réquise ni le moindre pouvoir.
— C’est pas la première fois.
— Naoko, qu’est-ce qu’elle dit ?
— Rien.
— Bien sûr.
Passan ne releva pas le ton chargé d’insinuations. Il était 20 h 30. Il songea à un dernier versant de l’affaire :
— Et Levy ?
— Quoi Levy ?
— Je t’avais demandé de voir s’il avait lancé des analyses génétiques.
— Merde, j’allais oublier… Avec toutes ces histoires, je…
— T’as trouvé quelque chose ?
Fifi sortit un carnet de sa poche-revolver :
— Plutôt, ouais. Levy a envoyé un gant à Bordeaux le 21 juin. Le même jour, il en a fait parvenir un autre au labo de Strasbourg. Il les a récupérés le lendemain soir, avec les résultats.
Quand on est flic, avoir raison signifie souvent signer un certificat de décès.
— À tous les coups, ce sont les gants de Guillard, reprit le bad boy . Pourquoi les avoir séparés ?
— Il voulait être le seul à comparer les résultats. Il a essayé de vendre les gants et les analyses à Guillard.
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