Le flic avait été directement transféré à l’hôpital Max-Fourestier de Nanterre. Les toubibs lui avaient expliqué que ses brûlures étaient superficielles mais qu’il devait rester quarante-huit heures en observation. Olivier n’avait pas réagi : il avait plutôt l’impression d’être cuit à point.
À présent, une perfusion dans le bras, vêtu d’une simple blouse de papier verdâtre, la tête emmaillotée comme une momie, il regardait Naoko s’agiter devant lui.
Dans cette chambre d’hôpital vide, elle ressemblait à une actrice qui serait arrivée sur le plateau avec un jour d’avance. Déjà en costume, alors que le décor n’était pas installé. Autour d’elle, on ne voyait que la misère des murs, la crasse des plinthes, les cloques du plafond. Les infirmiers avaient éteint la lumière — ne filtrait par les stores que la faible lueur de l’aube. Il était près de 6 heures.
— Au fond, tu n’es qu’un salopard paranoïaque.
Hébété, il savourait le subtil décalage de la scène. Du cinéma encore. On avait assigné un rôle à Naoko mais elle se trompait de texte. Au lieu de s’enquérir des blessures de son héros de mari, elle le couvrait d’injures.
Dans une sorte de brouillard, Passan réalisa soudain que la furie aux cheveux noirs s’était tue. Elle marchait toujours, les yeux baissés, se tordant les mains, secouée de convulsions comme sous les chocs d’un défibrillateur.
Il remit une pièce dans la machine :
— Je te remercie pour ton soutien.
— Mon soutien ? fit-elle en écho, toute pâle dans la pénombre.
Elle repartit pour un tour. Au fond, il méritait ce savon. Ce qui avait mis le feu aux poudres, sans jeu de mots, ce n’était pas l’appel en pleine nuit, ni le fait qu’on ait dû secourir son époux au fond d’un site industriel, aux côtés d’un hermaphrodite immolé. C’était Fifi.
Il avait été la chercher à son hôtel et s’était empêtré dans ses explications. Finalement, il avait dû révéler l’épisode des prises de sang. Lorsque Naoko avait compris qu’un homme s’était introduit chez elle, plusieurs nuits, pour prélever le sang de ses enfants, elle avait explosé. Prise d’une espèce de terreur rétrospective, elle se déchaînait maintenant contre Passan.
Il finit par lever la main. Un signe de trêve pour demander la parole :
— Je crois que j’ai compris. Retourne à ton hôtel te reposer.
Sa voix n’était pas enrouée : elle était grillée.
— Me reposer ? répéta-t-elle. T’es cinglé ou quoi ?
— Essaie en tout cas. Ce soir, tu dois reprendre ton tour à la maison.
Elle secoua la tête, consternée :
— Mon tour… T’es vraiment à l’ouest.
Comme saisie par une nouvelle idée, elle se rua sur l’armoire en fer et fouilla les vêtements noircis de Passan. Ces seuls gestes suffirent à instiller dans la chambre une odeur écœurante de tissu calciné, de cendre froide.
Elle se tourna vers lui, mi-triomphante, mi-pathétique, brandissant ses clés :
— Tu ne fous plus les pieds à la maison.
Quand Naoko se raccrochait à des détails domestiques, c’était le signe qu’elle était au bord du gouffre. Souvent, il avait eu l’impression qu’une fournée de linge à laver ou un réfrigérateur à dégivrer l’avait sauvée du suicide par seppuku.
— Tu peux dire à Fifi de venir ? demanda-t-il de sa voix de corde.
Elle hésita. La rage tomba de ses traits. Sa peau avait cette pâleur caillée, presque jaunâtre, des masques de bois japonais. Dans ces moments-là, son visage paraissait aussi plat qu’une feuille de papier, avec quelques traits sommaires en guise d’expression.
— Tu me jures que tout est fini ? reprit-elle une octave plus bas. Les enfants ne craignent plus rien ?
— Je te le jure.
Dans la demi-clarté, il pouvait voir ses lèvres frémir.
— Essaie de dormir, murmura-t-elle en ramassant son sac par terre.
La porte se referma.
Le fait d’être hospitalisé dans ces lieux avait quelque chose d’ironique. En réalité, il connaissait bien l’endroit, quand il s’appelait encore la Maison de Nanterre. À l’époque, on y accueillait — ou plutôt on y détenait — tout ce que l’ouest de Paris et les Hauts-de-Seine comptaient de loqueteux, de mendiants, d’agonisants. Un lieu de sinistre légende qui avait préservé durant des décennies une cour des miracles issue d’une autre époque.
C’était là que les gosses de la DASS, affiliés aux foyers du 92, subissaient chaque année leur visite médicale. Olivier se souvenait des salles carrelées, des voûtes de pierre, de la galerie ouverte. Des courants d’air qui leur glaçaient les os alors qu’ils attendaient leur tour, en slip, dans l’antichambre du cabinet du médecin. Sans oublier les pensionnaires permanents, édentés, hallucinés, qui écrasaient leur trogne contre les fenêtres en se masturbant avec frénésie.
La porte s’ouvrit : Fifi, en vrac. Passan remarqua ses pupilles étrécies. Il se demanda si le flic n’avait pas repris l’héroïne comme d’autres reprennent la cigarette sous l’effet d’un stress.
— Ça va ? demanda nerveusement le punk.
— Ça va.
— Naoko m’a dit que tu voulais me voir.
— Juste un service. Il faut que tu me trouves un soum.
— Un sous-marin ?
— Tu fous tous les moniteurs de la maison à l’intérieur. Je ne veux pas que Naoko voie les écrans. Appelle Super Mario, il y installera le merdier.
L’OPJ tenait une clope allumée entre les doigts, au mépris de tout règlement.
— Je comprends pas. On arrête pas la vidéosurveillance ?
— Je veux des certitudes.
— C’est pas Guillard qu’a fait le coup ?
— Je n’en sais rien. Quand je l’ai vu griller comme un bonze, assis en tailleur, j’ai compris qu’il n’en pouvait plus. De son corps monstrueux, de cette folie qui le poussait à tuer, de cette menace aussi qu’un jour ou l’autre, je le coince… Il voulait mourir et m’éliminer en même temps. Pas effrayer Naoko. Pas se venger sur les garçons. Quelque chose déconne dans cette histoire…
Fifi ne répondit pas. Il paraissait avoir du mal à digérer les nouvelles infos.
— D’autres trucs ne collent pas, reprit Passan de sa voix de papier de verre. Des problèmes de dates. Les prises de sang ont commencé il y a plusieurs semaines. Bien avant Stains.
— On sait tout ça. Guillard pouvait avoir des idées de vengeance depuis longtemps.
— Ça ne cadre pas avec la prudence du personnage. Et n’oublie pas qu’il venait d’enlever Leïla Moujawad. Il devait avoir d’autres chats à fouetter.
— Donc ?
— On poursuit la surveillance.
— Tu préférerais pas déménager ?
— S’il y a quelqu’un d’autre, ce n’est pas un problème d’adresse. Des nouvelles de Levy ?
— Que dalle. Soit il est loin, soit il est sous terre.
— Tu trouveras le soum ?
Fifi se passa la main sur le visage et tira une taffe. Ses pommettes grêlées d’acné luisaient sous les rayons naissants du soleil. Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux.
— Je vais me démerder, fit-il enfin en ouvrant la fenêtre et en balançant son mégot d’une chiquenaude.
— Naoko ne doit rien savoir. Je peux compter sur toi ?
— C’est absurde, je la ramène. Elle va voir les écrans dans le salon, les câbles, les installations.
— Tu lui dis que tout sera enlevé dans la matinée. À partir de maintenant, la surveillance s’effectue à l’extérieur de la baraque. Capisce ?
Fifi acquiesça, sans conviction.
— Et tu retires la caméra dans sa chambre. J’ai pas envie que les gars matent ma femme à poil.
— C’est tout ?
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