Il franchit la triple porte familière, donna sa sacoche et son manteau à la babouchka du vestiaire, puis présenta sa vieille carte de lecteur à un gardien armé dans une cabine vitrée.
Il signa le registre et indiqua l’heure de son arrivée. Il était dix heures onze minutes.
La Lénine était encore loin d’être informatisée, ce qui signifiait que quarante millions de titres se trouvaient toujours sur fiches cartonnées. En haut d’un vaste escalier de pierre, sous le plafond voûté, se trouvait toute une flotte de fichiers en bois que Kelso sillonna comme il l’avait déjà fait tant de fois des années auparavant, ouvrant un tiroir après l’autre, parcourant les titres connus. Il lui faudrait Radzinski, et puis le deuxième tome de Volkogonov, et Khrouchtchev, et Allilouieva aussi. Les fiches de ces deux derniers ouvrages portaient le symbole ce qui signifiait qu’ils étaient restés dans le fichier secret jusqu’en 1991. Combien de titres avait-il le droit de prendre ? Cinq, c’était bien cela ? Il se décida enfin pour une série d’entretiens que Tchouiev avait eus avec le vieux Molotov. Puis il porta ses formulaires de demande au bureau des retraits et regarda la bibliothécaire les glisser à l’intérieur d’une boîte métallique qu’elle plongea dans le tube pneumatique qui s’enfonçait dans les profondeurs de la Lénine.
« L’attente est de combien aujourd’hui ? »
L’employée haussa les épaules. Comment pouvait-elle le savoir ?
« Une heure ? »
Nouveau haussement d’épaules.
Rien ne change, pensa-t-il.
Il traversa le palier d’un pas nonchalant pour gagner la salle de lecture n° 3 puis remonta silencieusement le chemin de tapis vert élimé qui conduisait à son ancienne place. Rien n’avait changé ici non plus, ni le ton brun et chaud des lambris et des galeries, ni l’odeur sèche qui s’en dégageait, ni le silence religieux qui y régnait. Une statue de Lénine lisant un livre occupait une extrémité de la salle, une horloge astronomique occupait l’autre. Il y avait environ deux cents personnes courbées sur leurs bureaux. Par la fenêtre qui se trouvait à sa gauche, Kelso apercevait le dôme et la flèche de Saint-Nicolas. Il aurait pu ne jamais être parti ; ces dix-huit dernières années n’avaient peut-être été qu’un rêve.
Il s’assit, disposa ses affaires et se retrouva aussitôt étudiant de vingt-six ans, locataire d’une chambre du corpus V de l’université de Moscou, payant deux cent soixante roubles par mois un bureau, un lit, une chaise et un placard, prenant ses repas dans la cantine en sous-sol envahie par les cafards, passant ses journées à la Lénine et ses nuits avec une petite amie, Nadia, Katia, Margarita ou Irina. Irma. Ça, c’était une femme. Il passa la main sur la surface griffée de la table et se demanda ce qu’Irina était devenue. Peut-être aurait-il dû rester avec elle — Irina, si belle et si sérieuse avec ses samizdat et ses réunions dans les caves. Irina qui faisait l’amour au son d’un duplicateur poussif et qui jurait ensuite qu’ils seraient différents, qu’ils allaient changer le monde.
Irina. Il se demanda ce qu’elle pensait de la nouvelle Russie. La dernière fois qu’il avait entendu parler d’elle, elle était assistante dentaire dans le sud du pays de Galles.
Il parcourut la salle de lecture du regard puis ferma les yeux pour essayer de retenir le passé une minute encore, lui, l’historien en pantalon de velours côtelé noir, plus si jeune, plus si mince, et terrassé par la gueule de bois.
Ses livres arrivèrent sur la pile des retraits juste après onze heures, enfin, quatre d’entre eux seulement : on lui avait remis le premier tome de Volkogonov au lieu du deuxième, et il dut le renvoyer. Mais cela suffisait pour le moment. Il porta les ouvrages à son bureau et se laissa peu à peu absorber par sa tâche, lisant, prenant des notes et comparant les divers témoignages sur la mort de Staline. Il éprouva, comme chaque fois, un plaisir esthétique à mener son enquête. Il écarta d’office sources de deuxième main et hypothèses. Seuls les gens qui s’étaient effectivement trouvés dans la même pièce que le Guensec et qui avaient laissé un récit des événements susceptible d’être comparé à celui de Rapava l’intéressaient.
D’après ses suppositions, ils devaient être au nombre de sept : Khrouchtchev et Molotov, membres du Politburo, Svetlana Allilouieva, la fille de Staline ; deux gardes du corps de Staline, Rybine et Lozgatchev ; et deux membres du personnel médical : le médecin Miasnikov et une réanimatrice, une certaine Tchestnokova. Tous les autres témoins oculaires soit s’étaient suicidés (comme le garde du corps Khroustalev, qui s’était saoulé à mort après avoir assisté à l’autopsie), soit avaient trouvé la mort peu après, ou bien encore avaient disparu.
Les témoignages différaient dans le détail, mais racontaient en gros la même chose. Le 1 er mars 1953, Staline avait été victime d’une terrible hémorragie de l’hémisphère cérébral gauche à un moment où il se trouvait seul dans sa chambre, entre quatre heures et dix heures du matin. Le médecin légiste Vinogradov, qui avait examiné le cerveau après la mort, avait découvert un durcissement des artères cérébrales suggérant que Staline n’avait probablement plus toutes ses facultés mentales depuis longtemps, sept ans peut-être. Personne ne pouvait dire avec exactitude à quelle heure l’attaque s’était produite. Sa porte était restée fermée toute la journée et personne n’avait osé pénétrer dans sa chambre. Le garde du corps Lozgatchev raconta par la suite à l’écrivain Radzinski qu’il avait été le premier à rassembler assez de courage :
J’ai ouvert la porte… et le patron était là, couché par terre, la main droite levée, comme ça. J’étais pétrifié. Mes mains et mes jambes ne voulaient plus m’obéir. Il n’avait probablement pas encore perdu conscience, mais il ne pouvait plus parler. Il avait une bonne oreille ; il m’avait visiblement entendu entrer et avait sans doute levé sa main pour appeler à l’aide. Je me suis précipité sur lui et je lui ai demandé : « Camarade Staline, qu’est-ce qui ne va pas ? » Il s’était… vous savez… souillé pendant qu’il était couché là, et il essayait de tirer sur quelque chose avec sa main gauche. Je lui ai dit : « Je devrais peut-être appeler le docteur ? » Mais il a répondu par des sons incohérents… un genre de « Dz… dz… » Il ne pouvait rien faire d’autre que continuer ses « dz, dz ».
C’est aussitôt après que les gardes avaient appelé Malenkov. Malenkov avait appelé Beria. Et Beria, se rendant ainsi coupable de non-assistance à personne en danger, avait déclaré que Staline était ivre et donné l’ordre de le laisser dormir.
Kelso examina attentivement ce passage. Rien ici ne contredisait le récit de Rapava. Cela ne prouvait pas que Rapava lui eût dit la vérité, bien sûr : il avait très bien pu tomber lui aussi sur le témoignage de Lozgatchev et s’arranger pour que son histoire corresponde. Mais cela ne prouvait pas qu’il eût menti non plus, et nombre de détails concordaient : les heures données, l’ordre de ne pas prévenir les médecins, le fait que Staline s’était souillé, la façon dont il avait repris conscience, mais sans pouvoir parler. Cela se reproduisit au moins deux fois au cours des trois jours que dura l’agonie de Staline. Une première fois, d’après Khrouchtchev, alors que les médecins enfin convoqués par le Politburo s’efforçaient de le nourrir à la cuiller de potage et de thé léger, il avait levé la main et désigné l’une des photos d’enfants sur le mur. Puis il avait repris connaissance une seconde fois juste avant la fin, ce qui avait été relevé par tous, en particulier par sa fille, Svetlana :
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