« Écoute, Frank, dit-il. Je suis désolé, pour le dîner.
— Ce n’est rien. Tu as trouvé mieux ?
— Si on veut. »
La salle des rafraîchissements se trouvait à l’arrière de l’institut et donnait sur une cour intérieure au centre de laquelle on découvrait, couchées sur le côté parmi les herbes folles, deux statues de Marx et d’Engels, petit couple de gentlemen victoriens interrompant la longue marche de l’histoire pour un somme matinal.
« Ça ne les dérange pas de casser ces deux-là, commenta Adelman. C’est facile, ils sont étrangers et il y a même un Juif. C’est quand ils déboulonnent Lénine… qu’on s’aperçoit que les choses ont vraiment changé. »
Kelso prit une nouvelle gorgée de café. « Un homme est venu me voir, hier soir.
— Un homme ? Je suis déçu.
— Je peux te demander conseil, Frank ? »
Adelman haussa les épaules. « Vas-y.
— En privé ? »
Adelman se caressa le menton. « Tu as son nom, à ce type ?
— Bien sûr que j’ai son nom.
— Son vrai nom ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Son adresse alors ? Tu as son adresse ?
— Non, Frank, je n’ai pas son adresse. Mais il a laissé ça. »
Adelman retira ses lunettes et examina soigneusement la pochette d’allumettes. « C’est un coup monté, dit-il enfin en la lui rendant. Je n’y toucherais pas. Et puis, qui a jamais entendu parler d’un bar qui s’appellerait le Robotnik ? L’« ouvrier » ? Ça me paraît bizarre.
— Mais si c’est un coup monté, fit Kelso en soupesant la pochette d’allumettes dans sa paume, pourquoi s’est-il enfui ?
— De toute évidence parce qu’il ne veut pas que ça ait l’air d’un coup monté. Il veut te faire bosser un peu, que tu le retrouves, que tu le persuades de t’aider. C’est toute l’astuce d’une escroquerie bien montée : les victimes doivent se donner tellement de mal qu’elles finissent par vouloir croire que c’est vrai. Rappelle-toi les carnets d’Hitler. Soit c’est ça, soit tu as affaire à un cinglé.
— Il était très convaincant.
— Les cinglés le sont souvent. Ou c’est une plaisanterie. Quelqu’un veut te faire passer pour un imbécile. Tu as pensé à ça ? Tu n’es pas exactement le gosse le plus populaire de l’école. »
Kelso jeta un coup d’œil dans le couloir en direction de la salle de conférences. Ce n’était pas une mauvaise théorie. Ils étaient beaucoup là-dedans à ne pas l’aimer. Il était apparu dans trop d’émissions de télé, avait défrayé trop de chroniques de journaux, avait critiqué trop de leurs livres inutiles. Saunders attendait dans un coin, feignant de discuter avec Moldenhauer, mais tous deux s’efforçaient visiblement de saisir sa conversation avec Adelman. (Saunders s’était plaint amèrement de l’article de Kelso sur sa « subjectivité » : « Pourquoi a-t-il été invité, c’est ce que l’on voudrait bien savoir. On nous avait laissés entendre qu’il s’agissait d’un symposium de spécialistes sérieux… » )
« Ils n’ont pas assez d’esprit », dit-il. Il leur adressa un petit signe et eut le plaisir de les voir disparaître. « Ni assez d’imagination.
— C’est sûr que tu as le don de te faire des ennemis.
— Bof. Tu sais ce qu’on dit : plus d’ennemis, plus d’honneur. »
Adelman sourit et ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais parut se raviser. « Peut-on oser demander comment va Margaret ?
— Qui ? Oh, tu veux dire cette pauvre Margaret ? Elle va bien, merci. Elle va bien et râle toujours. D’après les avocats.
— Les garçons ?
— Ils arrivent à l’orée de leur adolescence.
— Et le livre ? Ça fait un moment. Tu en es où de ton nouveau bouquin ?
— Je suis en plein dedans.
— Deux cents feuillets ? Cent ?
— Qu’est-ce que ça veut dire, Frank ?
— Combien de feuillets as-tu écrits ?
— Je ne sais pas. » Kelso passa la langue sur ses lèvres sèches. Aussi incroyable que cela pût paraître, il s’aperçut qu’il aurait bien pris un verre. « Une centaine peut-être. » Il eut la vision de son écran désespérément gris, un curseur palpitant faiblement, comme un pouls sur un appareil d’assistance médicale suppliant qu’on l’éteigne. Il n’avait pas écrit un mot.
« Écoute, Frank, il pourrait y avoir quelque chose là-dedans, non ? N’oublie pas que Staline était du genre conservateur. Khrouchtchev n’a-t-il pas retrouvé une lettre dans un compartiment secret du bureau du vieux après sa mort ? » Kelso frotta son front douloureux. « Cette lettre de Lénine se plaignant de la façon dont Staline traitait sa femme… Et puis il y a eu cette liste du Politburo, avec des croix devant les noms de tous ceux qu’il projetait d’éliminer. Et sa bibliothèque, tu te souviens de sa bibliothèque ? Il y avait des notes dans presque tous les livres.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je dis juste que c’est possible, c’est tout. Que Staline n’était pas Hitler, et qu’il prenait des notes, lui.
— Quod volimus credimus libenter , psalmodia Adelman. Ce qui veut dire…
— Je sais ce que ça veut dire…
— … ce qui veut dire , mon cher Fluke, que nous croyons toujours ce que nous voulons croire. »
Adelman tapota le bras de Kelso. « Tu n’as pas envie d’entendre ça, hein ? Pardonne-moi. Je vais mentir, si tu préfères. Je vais te dire qu’il est le premier sur un million à présenter une histoire pareille qui ne soit pas un tissu de conneries. Je te dirai qu’il te conduira tout droit aux mémoires non publiés de Staline et que tu vas pouvoir réécrire l’histoire et toucher des millions de dollars, que les femmes se coucheront à tes pieds, que Duberstein et Saunders formeront un chœur pour chanter tes louanges au beau milieu de Harvard…
— C’est bon, Frank. » Kelso appuya la face postérieure de son crâne contre le mur. « J’ai compris. Je n’en sais rien. C’est juste que… il aurait peut-être fallu que tu sois là, avec lui… » Il insistait, peu enclin à admettre sa défaite.
« C’est juste que j’ai comme une impression familière. Et toi, ça ne t’évoque rien ?
— Oh, que si : moi aussi j’ai une impression familière. J’ai l’impression que c’est l’heure d’y aller. » Adelman sortit une vieille montre de gousset. « On devrait y retourner, tu ne crois pas ? Olga va être dans tous ses états. » Il passa le bras autour des épaules de Kelso et l’entraîna dans le couloir.
« Quoi qu’il en soit, tu ne peux rien y faire. Nous reprenons l’avion pour New York demain. Il faudra qu’on parle quand on sera rentrés. Qu’on voie s’il n’y a pas quelque chose pour toi à la faculté. Tu étais un très bon professeur.
— J’étais un prof nul.
— Tu étais un très bon professeur jusqu’à ce que tu te laisses détourner des chemins de l’université par les sirènes clinquantes du journalisme et de la célébrité. Salut, Olga.
— Ah, vous voilà ! La séance allait commencer. Oh, docteur Kelso, non, non, ça ce n’est pas bien, interdiction de fumer, merci. » Elle se pencha et lui retira la cigarette des lèvres.
Elle avait un visage brillant aux sourcils épilés, avec une belle moustache décolorée. Elle laissa tomber le mégot dans le fond de café de Kelso puis emporta sa tasse.
« Olga, Olga, pourquoi tant de lumière ? » grogna Kelso en portant la main à son front. La salle de conférences crachait un éclat de tungstène.
« La télévision, répondit Olga avec fierté. Ils font une émission sur nous.
— Télé locale ? (Adelman rajusta son nœud papillon) ou câble ?
Читать дальше