— Satellite, professeur. Internationale.
— Bon, maintenant, où sont nos places ? » chuchota Adelman en se protégeant les yeux des projecteurs.
« Docteur Kelso ? On pourrait avoir un mot, s’il vous plaît ? » Un accent américain. Kelso se retourna et découvrit un grand jeune homme qu’il crut vaguement reconnaître.
« Pardon ?
— R. J. O’Brian, répondit le jeune homme en tendant la main. Correspondant à Moscou pour le Satellite News System. Nous faisons une émission spéciale sur la controverse…
— Je ne pense pas, répliqua Kelso. Mais le professeur Adelman, que voici, sera certainement ravi… »
À la perspective d’une interview télévisée, Adelman parut enfler physiquement, comme une poupée gonflable. « Eh bien, tant que ce n’est pas à titre officiel… »
O’Brian ne lui prêta aucune attention. « Vous êtes sûr que je ne peux pas vous convaincre ? demanda-t-il à Kelso. Vous n’avez rien à dire au monde ? J’ai lu votre livre sur la chute du communisme. C’était quand déjà ? Il y a trois ans ?
— Quatre, corrigea Kelso.
— En fait, je crois que c’était plutôt cinq », intervint Adelman.
En fait, songea Kelso, c’était plus près de six ans. Mon Dieu, mais où passaient donc les années ? « Non, dit-il. Merci quand même, mais je préfère éviter la télévision en ce moment. » Il regarda Adelman. « Il semble que ce ne soit qu’une sirène clinquante de plus.
— Plus tard, je vous en prie, siffla Olga. Les interviews sont pour plus tard. Le directeur parle. S’il vous plaît. » Kelso sentit son parapluie s’enfoncer à nouveau dans son dos pour le pousser dans la salle. « S’il vous plaît. S’il vous plaît… »
Une fois les délégués russes installés, plus quelques observateurs diplomatiques, la presse et une cinquantaine de spectateurs, la salle fut pleine à craquer. Kelso se laissa tomber lourdement sur son siège, au deuxième rang. Debout sur l’estrade, le professeur Valentin Askenov, des Archives d’État russes, s’était lancé dans une longue explication de l’enregistrement sur microfilms des dossiers du Parti. Le cadreur de O’Brian reculait le long de l’allée centrale pour filmer le public. La voix sonore d’Askenov, encore amplifiée par le micro, semblait crever un compartiment douloureux dans l’oreille interne de Kelso. Déjà, une sorte de torpeur métallique couleur de néon s’était abattue sur la salle. La journée s’annonçait longue. Il enfouit son visage dans ses mains.
Vingt-cinq millions de pages…, récitait Askenov. Vingt-cinq mille rouleaux de microfilms… Sept millions de dollars …
Kelso fit glisser ses mains le long de ses joues jusqu’à ce que ses doigts recouvrent sa bouche. Escrocs ! avait-il envie de hurler. Menteurs ! Pourquoi restaient-ils tous tranquillement à leur place ? Ils savaient aussi bien que lui que les neuf dixièmes des documents les plus intéressants étaient toujours inaccessibles, et que pour en voir un peu plus il fallait donner des pots-de-vin. Il avait entendu dire que le cours actuel pour un dossier de nazi capturé était de mille dollars plus une bouteille de scotch.
Il murmura à l’adresse d’Adelman : « Il faut que je sorte.
— Tu ne peux pas faire ça.
— Pourquoi pas ?
— C’est discourtois. Bon Dieu, mais reste là et fais semblant d’être intéressé, comme tout le monde. »
Adelman avait prononcé tout cela du coin des lèvres, sans quitter l’estrade des yeux. Kelso rongea son frein pendant encore trente secondes.
« Tu leur diras que je suis malade.
— Certainement pas.
— Laisse-moi passer, Frank. J’ai mal au cœur.
— Nom de Dieu… »
Adelman rejeta ses jambes de côté et se plaqua contre le dossier de son siège. Courbé en deux dans un effort bien inutile pour paraître moins voyant, Kelso commença à marcher sur les pieds de ses collègues, cognant au passage le mollet élégant de Velma Byrd.
« Aïe, merde, Kelso », fit Velma.
Le professeur Askenov leva les yeux de ses notes et s’interrompit au milieu de son ronronnement. Kelso prit conscience d’un silence pesant, bourdonnant, et d’une sorte de mouvement collectif dans le public, comme une grosse bête qui se serait retournée dans sa cage pour l’observer. Cela parut durer longtemps, du moins tout le temps qu’il lui fallut pour gagner le fond de la salle. Le ronronnement ne reprit que lorsqu’il fut passé devant le regard de marbre de Lénine et sorti dans le couloir désert.
Kelso s’assit derrière la porte verrouillée des toilettes, au rez-de-chaussée de l’ancien Institut du marxisme-léninisme, et ouvrit son sac de toile. Il y avait là tous les outils de sa profession : un bloc-notes jaune réglementaire, des crayons, une gomme et un petit couteau de l’armée suisse, cadeau de bienvenue offert par les organisateurs du symposium, un dictionnaire, un plan de Moscou, son magnétophone à cassettes et un Filofax qui constituait un palimpseste d’anciens numéros, de connaissances perdues, d’anciennes petites amies et de vies révolues.
Il y avait quelque chose dans l’histoire du vieux qui lui était familier, mais il n’arrivait pas à se rappeler ce que c’était. Il prit le magnétophone, appuya sur la touche arrière de rembobinage et laissa la cassette défiler un moment avant d’appuyer sur marche. Il porta alors l’appareil à son oreille et écouta le spectre minuscule de la voix de Rapava.
« … La chambre du camarade Staline était une chambre d’homme ordinaire. Il faut reconnaître ça à Staline. Il a toujours été l’un des nôtres. »
ARRIÈRE. MARCHE.
« Et là, mon gars, il y avait une chose curieuse : il avait retiré ses souliers neufs reluisants et les tenait coincés sous son bras boursouflé. »
ARRIÈRE. MARCHE.
« Tu sais ce que j’entends par Blijni, mon garçon ? »
« … par Blijni, mon garçon ?… »
« … par Blijni… »
L’air moscovite sentait l’Asie — la poussière, la suie et les épices orientales, l’essence bon marché, le tabac noir et la sueur.
Kelso sortit de l’institut et remonta le col de son imperméable. Il traversa l’allée pleine d’ornières, évitant les flaques gelées et résistant à la tentation de faire signe à la foule morne — cela aurait été perçu comme une « provocation occidentale ».
La rue descendait en direction du sud, vers le centre-ville. De nombreux immeubles disparaissaient sous les échafaudages et, tout près de lui, des débris dévalèrent une rampe métallique pour exploser en une fontaine de poussière. Kelso dépassa un casino anonyme, annoncé par sa seule enseigne représentant deux dés. Une boutique de fourrures. Une boutique ne vendant que des chaussures italiennes. Une seule paire de mocassins faits main coûtait là l’équivalent d’un mois de salaire des vendeurs qui y travaillaient, et Kelso éprouva un fugitif sentiment de sympathie. Il se rappela une phrase d’Evelyn Waugh qu’il avait déjà citée à propos de la Russie : « La fondation d’un empire est souvent cause d’infortune ; son démembrement, toujours. »
Au bas de la côte, il prit à droite, dans la tourmente. La neige s’était arrêtée de tomber, mais le vent froid soufflait sans relâche. De l’autre côté de la route, au pied de l’enceinte en pierre rouge du Kremlin, il apercevait des silhouettes minuscules courbées sous l’effort tandis que les dômes dorés des églises s’élevaient au-dessus du parapet tels les globes de quelque immense instrument météorologique.
Il allait juste en face. Comme l’Institut du marxisme-léninisme, la bibliothèque Lénine avait été rebaptisée. Elle s’appelait maintenant « Bibliothèque centrale de la Fédération russe », mais tout le monde l’appelait encore « la Lénine ».
Читать дальше