Une petite toux polie retentit.
— Madame Hoffmann ? s’enquit une voix derrière elle.
Elle détourna son regard horrifié de l’écran et découvrit son chauffeur dans l’encadrement de la porte. Deux gendarmes à casquette sombre se profilaient derrière lui.
*
À New York, à 13 h 30, la Bourse commençait à connaître une telle volatilité que le « disjoncteur » constitué par les Liquidity Replenishment Points s’emballa, sortant environ 20 % de liquidités du marché en quelques minutes. Le Dow était en baisse de plus d’1,5 %, le S&P 500 de 2 %. Le VIX était en hausse de dix points.
« Les mâles les plus vigoureux, c’est-à-dire ceux qui sont le plus aptes à occuper leur place dans la nature, laissent un plus grand nombre de descendants. Mais, dans bien des cas, la victoire ne dépend pas tant de la vigueur générale de l’individu que de la possession d’armes spéciales ou de moyens de défense. »
Charles Darwin,
De l’origine des espèces, 1859.
Zimeysa, c’était nulle part — pas d’histoire, pas de géographie, pas d’habitants. Même son nom n’était qu’un acronyme : Zone Industrielle de MEYrin-SAtigny. Hoffmann roulait entre des bâtiments bas qui ne ressemblaient ni à des immeubles de bureaux ni à des usines, mais à des hybrides des deux. Qu’est-ce qu’on faisait ici ? Qu’est-ce qu’on produisait ? C’était impossible à déterminer. Des grues déployaient leurs bras squelettiques au-dessus de chantiers de construction et d’aires de stationnement de poids lourds désertés pour la nuit. Ça aurait pu se trouver n’importe où dans le monde. L’aéroport était situé à moins d’un kilomètre vers l’est. Les lumières des terminaux projetaient une lueur pâle sur le ciel sombre strié de nuages bas. Chaque fois qu’un avion de ligne traversait l’espace pour atterrir, l’air était secoué par un monstrueux bruit de vague déferlant sur la grève, un épouvantable crescendo qui portait sur les nerfs d’Hoffmann et auquel succédait la plainte du reflux, les feux d’atterrissage sombrant telles des épaves entre les grues et les toits plats.
L’Américain maniait la BMW avec un soin extrême, et conduisait le visage collé au pare-brise. Il y avait plein de travaux sur la chaussée, visiblement pour poser des câbles, ce qui bloquait une voie, puis l’autre, créant des chicanes. La route de Clerval se trouvait sur la droite, juste après un concessionnaire de pièces détachées automobiles — Volvo, Nissan, Honda. Il mit son clignotant. Un peu plus loin, sur la gauche, il y avait une station-service. Il s’arrêta aux pompes et se rendit dans la boutique. Les enregistrements des caméras de surveillance le montrent qui hésite dans les allées, puis se dirige d’un pas décidé vers le rayon des jerricanes : métalliques, rouges, de bonne qualité, 35 francs pièce. La vidéo est en accéléré, ce qui donne aux mouvements d’Hoffmann un côté saccadé, comme ceux d’une marionnette. Il achète cinq bidons et règle en liquide. La caméra placée au-dessus de la caisse montre clairement la blessure sur le sommet de son crâne. Les vendeurs le décriraient par la suite comme très agité. Il avait le visage et les vêtements maculés de cambouis et de saleté, et du sang séché dans les cheveux.
— Qu’est-ce que c’est que tous ces travaux ? demanda-t-il en produisant un sourire épouvantable.
— Ça fait des mois que ça dure, monsieur. Ils posent le câble à fibre optique.
Hoffmann sortit avec les jerricanes. Il lui fallut deux voyages pour les porter à la pompe la plus proche. Il entreprit alors de les remplir les uns après les autres. Il n’y avait pas d’autre client et il se sentait terriblement exposé, seul sous les néons. Il voyait bien que les employés de la station l’observaient. Juste au-dessus d’eux, un nouvel avion de ligne s’apprêta à atterrir, et l’air trembla tout autour. Hoffmann eut l’impression que ses entrailles allaient sortir de son corps. Il acheva de remplir le dernier bidon, ouvrit la portière arrière de la BMW et le fourra tout au fond, le long de la banquette, avant de disposer les autres en rang, à sa suite. Il retourna à la boutique, paya 178 francs d’essence plus 25 francs pour une lampe de poche, deux briquets et trois chiffons de nettoyage. Cette fois encore, il régla en liquide. Puis il quitta la station sans un regard en arrière.
*
Leclerc avait procédé à une inspection rapide du corps dans la cage d’ascenseur. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Cela lui rappela un suicide qu’il avait eu un jour à traiter à la gare de Cornavin. Il n’avait pas trop de mal à supporter ce genre de chose. C’étaient les corps intacts, ceux qui vous regardaient comme s’ils respiraient encore, qui le mettaient dans un sale état. Leurs yeux étaient toujours si pleins de reproches : Où étais-tu quand j’avais besoin de toi ?
Au sous-sol, l’inspecteur s’entretint brièvement avec l’homme d’affaires autrichien à qui Hoffmann avait volé la voiture. L’homme était hors de lui et semblait en vouloir davantage à Leclerc qu’à celui qui l’avait dépouillé — « Je paie mes impôts ici, alors j’attends de la police qu’elle me protège » et ainsi de suite — et l’inspecteur avait dû l’écouter poliment. On avait signalé avec un caractère de priorité absolue le numéro d’immatriculation et une description de l’Américain à tous les agents de police de Genève. Le bâtiment tout entier était à présent fouillé et évacué. Les légistes étaient en route. On avait été chercher M meHoffmann chez elle, à Cologny, et on l’amenait ici pour l’interroger. Le bureau du chef de la police avait été averti : le chef lui-même participait à un dîner officiel à Zurich, ce qui représentait un soulagement. Leclerc ne voyait pas ce qu’il pouvait faire de plus.
Pour la seconde fois ce soir-là, il dut monter plusieurs étages à pied et se sentit étourdi par l’effort. Il éprouvait comme un tiraillement dans le bras gauche. Il faudrait qu’il se fasse faire des examens, comme sa femme ne cessait de le lui répéter. Il réfléchit à Hoffmann et se demanda s’il avait tué son collègue comme il avait tué l’Allemand dans la chambre d’hôtel. Tout portait à croire que c’était impossible : le dispositif de sécurité de l’ascenseur était de toute évidence en panne. Mais, en même temps, il fallait reconnaître que c’était une coïncidence incroyable qu’un homme puisse avoir été témoin de deux morts en l’espace de quelques heures.
Arrivé au cinquième étage, il s’arrêta pour reprendre sa respiration. L’accès aux bureaux du fonds d’investissement était ouvert ; un jeune gendarme montait la garde. Leclerc le salua en passant devant lui. Dans la salle des marchés, l’ambiance n’était pas seulement à la consternation — il s’y serait attendu, après la perte d’un collègue —, mais frôlait aussi l’hystérie. Les employés, qu’il avait trouvés jusque-là tellement silencieux, s’étaient rassemblés en petits groupes et parlaient avec animation. L’Anglais, Quarry, courut presque à sa rencontre. Sur les écrans, les chiffres ne cessaient de changer.
— Des nouvelles d’Alex ? questionna Quarry.
— Il semble qu’il ait obligé un conducteur à descendre de voiture pour la lui voler. Nous le recherchons.
— C’est inconcevable…, commença Quarry.
— Pardon, monsieur *, l’interrompit Leclerc, mais pourrais-je voir le bureau du docteur Hoffmann, je vous prie ?
Quarry prit aussitôt un air fuyant.
— Je ne suis pas sûr que cela soit possible. Peut-être faudrait-il que j’appelle d’abord notre avocat…
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