— Pas spécialement. (Quarry retira ses pieds du bureau et appela son assistante.) On sait si Alex est rentré ?
— Non, Hugo, désolée. Au fait, Gana vient d’appeler. Le comité des risques t’attend dans son bureau. Il essaie de joindre Alex de toute urgence. Il y a un problème, apparemment.
— Tu m’étonnes. Qu’est-ce qui se passe ?
— Il m’a dit de te dire que « le VIXAL pousse la couverture delta ». Il a dit que tu comprendrais ce que ça signifie.
— D’accord, merci. Dis-leur que j’arrive. (Quarry relâcha le bouton et contempla pensivement l’interphone.) Je regrette, mais je vais devoir vous laisser.
Pour la première fois, il ressentit une pointe d’inquiétude au creux de l’estomac. Il jeta un coup d’œil de l’autre côté du bureau, en direction de Leclerc qui l’examinait avec attention, et il prit soudain conscience qu’il en avait sans doute beaucoup trop dit. Ce flic ne semblait pas tant enquêter sur l’agression que sur Hoffmann lui-même.
— C’est important ? questionna Leclerc en désignant l’interphone d’un signe de tête. La couverture delta ?
— Assez, oui. Vous voudrez bien m’excuser ? Mon assistante va vous raccompagner.
Il partit abruptement, sans même serrer la main de Leclerc, lequel se retrouva peu après en train de suivre à travers la salle des marchés la superbe sentinelle rousse de Quarry et son pull décolleté. Elle semblait pressée de faire sortir l’inspecteur, ce qui naturellement lui fit ralentir le pas. Leclerc remarqua que l’atmosphère de la salle avait changé. Çà et là, plusieurs groupes de trois ou quatre analystes s’étaient rassemblés autour d’un écran, sortes de tableaux vivants chargés d’inquiétude, où l’un des sujets était assis et cliquait sur la souris pendant que les autres étaient penchés par-dessus ses épaules. Il arrivait que l’un d’eux désigne un graphique ou une colonne de chiffres. Plutôt qu’à un séminaire, Leclerc pensa à présent davantage à des médecins rassemblés au chevet d’un patient montrant des symptômes graves et déroutants. Sur l’un des grands écrans de télé, une chaîne diffusait des images d’un accident d’avion. Sous l’écran géant se tenait un homme en costume sombre et cravate. Il semblait préoccupé et envoyait un texto sur son portable. Leclerc mit un moment à l’identifier.
— Genoud, marmonna-t-il pour lui-même, puis plus fort, en se dirigeant vers lui : Maurice Genoud !
L’homme leva la tête de son clavier et, était-ce l’imagination de Leclerc ou bien ses traits étroits se contractèrent-ils légèrement en voyant soudain surgir cette silhouette du passé ?
— Jean-Philippe, dit-il avec lassitude.
— Maurice Genoud. Tu t’es étoffé. (Leclerc se tourna vers l’assistante de Quarry :) Vous voulez bien nous excuser un moment, mademoiselle ? Nous sommes de vieux amis. Laisse-moi te regarder, mon garçon.
Leclerc s’était méfié de ce bleu dès l’instant où il l’avait eu sous ses ordres. Il n’y avait selon lui rien que son ancien collègue ne ferait pas pour de l’argent — aucun principe qu’il ne serait prêt à trahir, aucun engagement qu’il ne romprait, aucune situation sur laquelle il ne serait prêt à fermer les yeux — pour peu que cela lui rapporte assez et que cela ne le mette pas directement hors la loi.
— La vie civile te réussit, on dirait.
Le sourire ne venait pas naturellement à Genoud. Il ne devrait même pas essayer, pensa Leclerc.
— Je croyais que tu avais pris ta retraite, Jean-Philippe, répliqua Genoud.
— L’année prochaine, l’année prochaine. J’ai hâte d’y être. Dis-moi, qu’est-ce qu’ils fabriquent ici ? demanda Leclerc avec un geste vers la salle des marchés. Je suppose que tu comprends, toi. Je suis trop vieux, et tout ça me passe au-dessus de la tête.
— Pareil pour moi. J’essaie juste qu’il ne leur arrive rien.
— Eh bien, ça n’a pas l’air d’être une réussite !
Genoud se rembrunit, et Leclerc lui assena une claque sur l’épaule.
— Je plaisante. Mais, sérieusement, qu’est-ce que tu penses de cette affaire ? Tu ne trouves pas ça bizarre, avec un système de sécurité pareil, que le premier type qui passe dans la rue entre là-dedans comme dans un moulin et agresse le proprio ? C’est toi qui l’as installé, je me demandais ?
Genoud s’humecta les lèvres avant de répondre, et Leclerc pensa : Il cherche à gagner du temps, c’est ce qu’il faisait quand il était au tribunal et essayait de concocter une histoire.
— Oui, finit par répondre Genoud. C’est moi qui l’ai installé. Pourquoi ?
— Je ne te fais pas de reproche, ne sois pas sur la défensive. Nous savons tous les deux que tu peux protéger quelqu’un avec les meilleurs systèmes du monde, mais que, s’il oublie de les utiliser, tu ne peux absolument rien y faire.
— C’est vrai, convint Genoud, visiblement soulagé.
Leclerc se demanda pourquoi.
— Alors, fit-il, façon d’homme à homme, comment il est, ce docteur Hoffmann ?
— Ça va.
— Pas évident à gérer, si ?
— Ça dépend.
— Il paie bien ?
— Je ne me plains pas.
— Des ennemis ?
— Il dirige un hedge fund, non ? répliqua-t-il avec un regard prudent. D’après toi ?
« L’extinction des espèces et de groupes d’espèces tout entiers, qui a joué un rôle si considérable dans l’histoire du monde organique, est la conséquence inévitable de la sélection naturelle ; car les formes anciennes doivent être supplantées par des formes nouvelles et perfectionnées. »
Charles Darwin,
De l’origine des espèces, 1859.
Le comité des risques d’Hoffmann Investment Technologies se réunit pour la deuxième fois ce jour-là à 16 h 25, heure normale d’Europe centrale, cinquante-cinq minutes après l’ouverture des marchés américains. Y assistaient l’honorable Hugo Quarry, directeur général ; Lin Ju-Long, directeur financier ; Pieter van der Zyl, directeur des opérations ; et Ganapathi Rajamani, directeur des risques, qui se chargeait du compte rendu et dans le bureau duquel se tenait la réunion.
Rajamani était assis derrière sa table de travail, comme un instituteur. Suivant les termes de son contrat, il n’avait aucune part sur le bonus annuel. Cela était censé le rendre plus objectif concernant les risques, mais, de l’avis d’Hoffmann, cela ne servait qu’à en faire un donneur de leçons patenté qui pouvait se permettre de considérer les grands profits avec mépris. Le Hollandais et le Chinois occupaient les deux sièges. Quarry s’étala sur le canapé. Par les stores ouverts, il regarda Amber conduire Leclerc vers la réception.
Le premier article concernait l’absence, sans explication, du docteur Alexander Hoffmann, président de la compagnie, et le fait que Rajamani veuille que ce manquement au devoir soit dûment enregistré fut, pour Quarry, la première indication que leur directeur de la sainte-nitoucherie se préparait à employer la manière forte. Rajamani sembla en effet prendre un malin plaisir à exposer à quel point leur situation était devenue dangereuse. Il annonça que, depuis leur dernière réunion, quelque quatre heures auparavant, le niveau d’exposition au risque du fonds avait considérablement augmenté. Tous les avertisseurs lumineux affichaient rouge dans le cockpit, et il fallait prendre des décisions au plus vite.
Il entreprit d’énumérer les données affichées sur son ordinateur. Le VIXAL avait pratiquement abandonné la position longue de la société sur les futures S&P, leur principale couverture pour faire face à une hausse du marché, les laissant se débrouiller avec leur pléthore de ventes à découvert. Il était également en train d’annuler tous — « Je dis bien tous » — les achats à long terme correspondant aux quatre-vingts et quelques titres vendus à découvert : rien qu’au cours de ces dernières minutes, il avait liquidé le restant d’une position longue de 70 millions de dollars sur Deloitte, prise pour couvrir leurs VAD massives contre leur concurrent Accenture. Et ce qui était peut-être le plus inquiétant, c’est que, à mesure que les positions longues étaient annulées, il n’y avait eu aucun mouvement pour racheter les titres vendus à la baisse.
Читать дальше