— Mais oui. Il suffit de quelques extrapolations à partir d’analyses de marchés basiques. (Hoffmann lui avait montré l’écran.) Là, ce sont les actions suggérées depuis le 1 erdécembre, en se basant sur une simple comparaison des cours sur les données des cinq dernières années. À partir de ça, j’envoie un mail à un courtier pour lui demander d’acheter ou de vendre.
Quarry avait examiné les transactions. Elles étaient fructueuses, mais limitées : rien que de la petite monnaie.
— Est-ce que ça pourrait donner plus que la couverture des frais ? Est-ce que ça pourrait produire des bénéfices ?
— Oui, en théorie, mais ça impliquerait beaucoup d’investissement.
— Je pourrais peut-être t’obtenir les investissements.
— Tu sais quoi ? Ça ne m’intéresse pas vraiment de gagner de l’argent. Ne le prends pas mal, mais je ne vois pas l’intérêt.
Quarry n’en croyait pas ses oreilles. Il n’en voyait pas l’intérêt !
Il ne lui avait pas offert à boire, ni même proposé de s’asseoir — non qu’il y eût vraiment de la place, une fois que Gabrielle avait accaparé tout l’espace disponible. Quarry était resté debout, à transpirer dans son anorak de ski.
— Mais si tu gagnes de l’argent, insista-t-il, tu pourrais t’en servir pour financer d’autres recherches, non ? Ce serait la même chose que ce que tu fais maintenant, mais à une bien plus grande échelle. Je ne voudrais pas me montrer grossier, mec, mais regarde autour de toi. Tu as besoin de locaux convenables, d’un matériel plus fiable, de câbles en fibre optique…
— Et peut-être d’une femme de ménage ? avait ajouté Gabrielle.
— Elle a raison, tu sais — une femme de ménage ne ferait pas de mal. Écoute, Alex, voici ma carte. Je serai dans le coin pendant encore à peu près une semaine. Pourquoi ne pas se retrouver pour parler de tout ça ?
Hoffmann avait pris la carte et l’avait glissée dans sa poche sans même y jeter un coup d’œil.
— Peut-être.
À la porte, Quarry s’était penché pour chuchoter à l’oreille de Gabrielle :
— Tu veux que je te ramène ? Je rentre à Chamonix. Je peux te déposer en ville quelque part.
— Ça ira, merci, avait-elle répondu avec un sourire au vitriol. Je me suis dit que j’allais rester un peu, histoire de régler ce pari entre vous deux.
— Comme tu voudras, chérie, mais tu as vu la chambre ? Je te souhaite bonne chance.
*
Quarry avait avancé lui-même la mise de fonds initiale et s’était servi de son bonus annuel pour faire déménager Hoffmann et ses ordinateurs dans un bureau à Genève : il lui fallait un endroit où il pourrait amener des clients potentiels et les impressionner avec le matériel. Sa femme avait protesté : pourquoi ne lançait-il pas sa start-up tant désirée à Londres ? Ne répétait-il pas sans cesse que la City était la « capitale mondiale des hedge funds » ? Mais Genève avait fait partie des attraits de ce projet pour Quarry : outre les impôts plus bas, il y voyait une chance de repartir de zéro. Même s’il ne leur avait rien dit et ne se l’était même pas avoué à lui-même, il n’avait jamais sérieusement envisagé de faire venir sa famille en Suisse. Mais la vérité voulait que la vie domestique soit une donnée qui ne correspondait plus du tout à son portefeuille d’actions. Il s’ennuyait. Il était temps de vendre et de passer à autre chose.
Il décida qu’ils s’appelleraient Hoffmann Investment Technologies, clin d’œil à Renaissance Technologies, le fonds d’investissement légendaire basé à Long Island de Jim Simons, père de tous les hedge funds algorithmiques. Hoffmann avait protesté vigoureusement, et c’était la première fois que Quarry se trouvait confronté à son obsession de l’anonymat, mais l’Anglais s’était montré très pressant. Il avait vu depuis le début que la mystique d’Hoffmann en tant que génie mathématique, comme celle de Jim Simons, constituerait un atout important dans la vente du produit. AmCor avait accepté de jouer les prime brokers et avait laissé Quarry reprendre certains de ses anciens clients contre des frais de gestion réduits et 10 % sur les opérations concernées. Quarry avait ensuite fait le tour des conférences d’investisseurs, sillonnant l’Europe et les États-Unis, traînant sa valise à roulettes dans une bonne cinquantaine d’aéroports. Il avait adoré ça — adoré faire le représentant de commerce, celui qui se déplace seul, qui débarque « à froid » dans une salle de conférence climatisée dans un hôtel inconnu donnant sur une autoroute étouffante et emballe une assistance sceptique. Sa méthode était de leur montrer par un backtest indépendant ce qu’auraient pu produire les algorithmes d’Hoffmann par le passé, et de leur donner avec des projections un avant-goût des bénéfices qu’ils pourraient produire dans l’avenir avant de leur indiquer que le fonds était déjà fermé. Il ne leur avait présenté les choses que par politesse, pour s’acquitter de ses engagements, mais, désolé, ils n’avaient plus besoin d’argent. Les investisseurs venaient le voir après, au bar de l’hôtel. Ça marchait presque à tous les coups.
Quarry avait engagé un type de BNP Paribas pour s’occuper du back office, une réceptionniste, une secrétaire et un trader français salarié d’AmCor qui avait rencontré quelques problèmes de régulation et avait besoin de quitter Londres au plus vite. Pour le côté technique des opérations, Hoffmann avait recruté comme analystes quantitatifs un astrophysicien du CERN et un professeur de mathématiques polonais. Ils avaient travaillé sur des simulations pendant tout l’été puis s’étaient lancés effectivement en octobre 2002 avec 107 millions de dollars d’actifs sous gestion. Ils avaient fait des bénéfices dès le premier mois et n’avaient jamais cessé depuis.
Quarry s’interrompit dans son récit pour permettre au stylo-bille bon marché de Leclerc de rattraper son flot de paroles.
Et pour répondre à ses autres questions : non, il ne se souvenait pas exactement de quand Gabrielle avait emménagé avec Hoffmann : Alex et lui ne s’étaient jamais beaucoup vus en dehors du travail ; et puis lui-même avait passé énormément de temps en déplacements lors de cette première année. Non, il n’avait pas assisté à leur mariage : il s’était agi d’une de ces cérémonies nombrilistes organisées au coucher du soleil, sur une plage du Pacifique, avec deux employés de l’hôtel pour servir de témoins et pas d’amis ni de famille pour fêter ça. Et non, on ne lui avait jamais dit qu’Hoffmann avait fait une dépression quand il travaillait au CERN, même s’il s’en était douté : cette première nuit, quand il était allé aux toilettes chez Hoffmann, il avait fouillé dans son placard de salle de bains (comme l’aurait fait n’importe qui) et y avait découvert toute une pharmacie d’antidépresseurs — mirtazapine, lithium, fluvoxamine. Il ne se les rappelait pas tous exactement, mais ça lui avait paru plutôt sérieux.
— Ça ne vous a pas découragé de vous lancer dans une affaire avec lui ?
— Quoi ? Le fait qu’il ne soit pas « normal » ? Bon Dieu, non. Pour citer Bill Clinton, qui n’est pas toujours un puits de sagesse, je vous l’accorde, mais qui, en l’occurrence, a tout à fait raison : « La plupart des gens normaux sont des cons. »
— Et vous n’avez aucune idée de l’endroit où peut se trouver le docteur Hoffmann en ce moment ?
— Non, pas la moindre.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— Au déjeuner. Au Beau Rivage.
— Il est donc parti sans explication ?
— C’est typique d’Alex.
— Avait-il l’air agité ?
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