Il pensait à leur déjeuner au Beau Rivage, durant lequel il avait dû justifier par deux fois l’attitude d’Hoffmann à de simples Terriens — la première alors que l’Américain avait une demi-heure de retard (« Il s’excuse, il travaille sur un théorème très complexe ») puis lorsqu’il avait quitté la table abruptement en plein milieu du plat principal (« Ça, c’est du Alex tout craché — j’imagine qu’il a encore eu une de ses illuminations »). Et même s’il y avait eu quelques grognements et roulements de prunelles, ils étaient prêts à tout avaler. Hoffmann pouvait bien se balancer au plafond à poil en jouant du ukulele, du moment qu’il leur assurait un bénéfice de 83 %.
— Vous pouvez me dire comment vous vous êtes rencontrés ?
— Oui, quand on a commencé à bosser ensemble.
— Et comment ça s’est produit ?
— Quoi, vous voulez toute la genèse ?
Quarry croisa les mains derrière sa tête et se carra dans sa position favorite, les pieds sur la table, toujours heureux de répéter une histoire qu’il avait bien racontée cent fois, mille fois peut-être, la fourbissant au point d’en faire une légende digne des plus grandes entreprises : quand Sears avait rencontré Roebuck, quand Rolls avait rencontré Royce et quand Quarry avait rencontré Hoffmann.
— C’était vers Noël 2001. J’étais à Londres et je travaillais dans une grande banque américaine. Je voulais me lancer et créer mon propre fonds spéculatif. Je savais que je pourrais trouver l’argent — j’avais les contacts, ce n’était pas le problème —, mais je n’avais pas de stratégie qui puisse tenir sur le long terme. Il faut avoir une tactique solide dans ce secteur — vous savez que l’espérance de vie d’un hedge fund est de trois ans ?
— Non, répondit poliment Leclerc.
— Eh bien, c’est vrai. C’est aussi la durée de vie moyenne d’un hamster. Et puis un type de nos bureaux de Genève a parlé de ce fondu de science au CERN qui avait apparemment des idées intéressantes sur le côté algorithmique des choses. On a cru qu’on pourrait l’embaucher comme analyste quantitatif à la banque, mais il n’a rien voulu savoir — il ne voulait ni nous rencontrer ni écouter de quoi il s’agissait : un vrai givré, apparemment, un reclus complet. Ça nous a bien fait marrer — ah, ces quants ! Enfin, qu’est-ce que vous voulez en attendre ? Mais il y avait avec celui-ci un petit quelque chose qui a attiré mon attention : je ne sais pas — comme une prémonition. Il se trouve que je prévoyais d’aller skier pendant les vacances, alors je me suis dit que j’allais passer le voir…
*
Il décida de prendre contact au réveillon du jour de l’an. Il avait pensé que même un reclus ne pourrait pas refuser de voir quelqu’un pour le réveillon. Il avait donc laissé Sally et les enfants dans le chalet de Chamonix — qu’ils avaient loué avec les Baker, leurs épouvantables voisins de Wimbledon — et, ignorant leurs reproches, était descendu seul à Genève, heureux d’avoir une excuse pour s’en aller. Les montagnes étaient d’un bleu lumineux sous la lune pleine aux trois quarts, et les routes désertes. Il n’y avait pas de GPS dans la voiture de location, pas à l’époque, et, lorsqu’il était arrivé aux abords de l’aéroport de Genève, il avait dû se ranger sur le bord de la route pour consulter une carte Hertz. Pour aller à Saint-Genis-Pouilly, c’était tout droit, juste après le CERN, au milieu d’immenses champs labourés qui brillaient dans le gel. Une petite ville française, un centre-ville pavé avec son café, des rangées de petites maisons proprettes à toit rouge, et enfin quelques immeubles modernes en béton construits au cours des deux ans écoulés et peints en ocre, leurs balcons ornés de carillons à vent, de chaises de jardin pliées et de jardinières desséchées. Quarry avait sonné longtemps à la porte d’Hoffmann sans obtenir de réponse, bien qu’il y ait eu un trait le lumière pâle sous la porte et qu’il sentît qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Un voisin avait fini par sortir pour lui indiquer que tous les gens du CERN * se trouvaient à une soirée dans une maison près du stade. Il s’était arrêté en chemin dans un bar, avait pris une bouteille de cognac et avait sillonné les rues sombres jusqu’à ce qu’il la trouve.
Plus de huit ans plus tard, il se souvenait encore de son excitation lorsque la voiture s’était verrouillée avec un petit gloussement électronique joyeux et qu’il s’était dirigé à pied vers les illuminations multicolores de Noël et la musique pulsée. D’autres personnes, seules ou en couples réjouis, avançaient dans l’obscurité vers le même objectif, et il sentait d’une certaine façon ce qui allait se passer, à savoir que les étoiles qui brillaient au-dessus de cette morne petite ville européenne formaient un alignement et qu’il allait se produire un événement exceptionnel. L’hôte et l’hôtesse se tenaient près de la porte pour accueillir leurs invités — Bob et Maggie Walton, un couple d’Anglais, plus âgés que leurs invités, assommants. Ils eurent l’air très surpris de le voir, et ce d’autant plus quand il leur eut dit qu’il était un ami d’Alex Hoffmann. Il avait eu l’impression que personne n’avait jamais prononcé ces mots auparavant. Walton avait refusé la bouteille de cognac comme s’il s’agissait d’un pot-de-vin.
— Vous n’aurez qu’à la reprendre en partant.
Pas très amical, mais c’est vrai qu’il s’incrustait à leur fête et qu’il faisait tache dans son blouson de ski hors de prix, au milieu de tous ces savants fous au salaire de fonctionnaires. Quarry avait demandé où il pourrait trouver Hoffmann, et Walton avait répliqué avec un regard entendu qu’il ne savait pas trop, mais que Quarry ne manquerait sûrement pas de le reconnaître, « puisqu’ils étaient si bons amis ».
— Et alors ? demanda Leclerc. Vous l’avez reconnu ?
— Oh oui. On repère toujours un Américain, vous ne trouvez pas ? Il était au milieu d’une pièce du rez-de-chaussée, et on aurait dit que la fête tournait autour de lui — il était beau mec et on le remarquait, même dans une foule —, mais sans qu’il en ait conscience. On voyait à sa figure qu’il était complètement ailleurs. Pas hostile, vous comprenez — juste pas là. Je m’y suis habitué depuis.
— Et c’était la première fois que vous lui parliez ?
— Oui.
— Que lui avez-vous dit ?
— Docteur Hoffmann, je présume.
Il avait fait apparaître la bouteille de cognac et avait proposé d’aller chercher deux verres, mais Hoffmann avait répondu qu’il ne buvait pas. « Mais alors, pourquoi venir à un réveillon du jour de l’an ? », s’était étonné Quarry, à quoi Hoffmann lui avait répliqué que plusieurs collègues charmants mais surprotecteurs avaient trouvé qu’on ne devait pas rester tout seul un soir de réveillon. Mais ils se trompaient, avait-il ajouté — il était parfaitement heureux quand il était seul. Cela dit, il était passé dans la salle voisine, obligeant Quarry à le suivre après un court instant. C’était son premier aperçu du charme légendaire d’Hoffmann, et il ne l’avait pas très bien pris.
— J’ai fait cent bornes pour vous voir, avait-il dit en le poursuivant. J’ai laissé ma femme et mes enfants en pleurs dans une cabane en pleine montagne glaciale et j’ai conduit dans la neige et le vent pour arriver ici. Le moins que vous puissiez faire, c’est quand même de me parler.
— Pourquoi vous intéressez-vous tellement à moi ?
— Parce que j’ai appris que vous travailliez sur un programme très intéressant. Un de mes collègues à AmCor m’a dit qu’il vous avait parlé.
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