Et, tout à coup, j’ai su où j’avais senti cette odeur juste après la mort de Naomi . Dans la voiture de Liv… Après mon interrogatoire dans les bureaux du shérif. Quand elle m’avait ramené au parking d’Agate Beach pour que j’y récupère ma caisse.
Oui, me suis-je dit avec un goût de bile dans la bouche.
Liv ne fumant pas, je n’avais pas fait le lien avec la cigarette — ou alors inconsciemment, sans y prêter attention… J’étais trop anesthésié, trop hébété, pour penser à autre chose qu’à la mort de Naomi à ce moment-là. J’avais juste noté, en passant, ce fumet âcre qui flottait dans la bagnole.
Et il n’y avait qu’une seule explication : après avoir séjourné chez Naomi, les billets avaient aussi séjourné dans la voiture de Liv. Peu de temps avant que j’y monte. Sans quoi l’odeur aurait disparu.
J’ai repensé à France extirpant une enveloppe ou un paquet la nuit d’une poubelle d’East Harbor… Et si ce n’était pas du pognon qu’elle ramassait, mais une preuve fournie par le maître chanteur ?
J’avais l’impression que mon cerveau allait imploser tant j’avais mal à la tête.
J’ai enfoncé les doigts dans mes cheveux, je me suis courbé en deux en grinçant des dents.
L’odeur de tabac froid dans la voiture de Liv juste après le meurtre…
L’odeur sur les billets…
L’odeur du mobil-home de Naomi…
La vérité m’est apparue dans toute sa laideur désespérante.
C’était la mère de Naomi, le maître chanteur — et peut-être Naomi elle-même.
Liv avait voulu reprendre l’argent et, d’une manière ou d’une autre, les choses avaient mal tourné.
Le filet de pêche, la plage, le corps nu de Naomi n’étaient probablement qu’une mise en scène pour aiguiller les services de police dans une mauvaise direction…
Est-ce que maman France savait ? C’était elle, après tout, qui avait récupéré la preuve dans une poubelle. Mais le box du garde-meubles était au nom de Liv, pas de France — alors que maman France passait à moins de deux kilomètres de là chaque fois qu’elle se rendait à son travail, à Redmond, et que, par conséquent, il eût été plus pratique, plus logique de mettre le box à son nom.
S’il ne l’était pas, c’est qu’il y avait une bonne raison : France n’était pas au courant.
Pour l’argent, en tout cas. Et pour le meurtre ?
Avait-elle des soupçons ?
Qu’est-ce que Liv cachait d’autre ?
Maman France était-elle en danger, sans le savoir ? Avec son handicap, elle n’entendrait pas les coups venir… Cette pensée m’a baigné d’une sueur froide.
J’ai envoyé valser une lampe, les livres sur la cheminée et mon bol de café qui s’est brisé dans le séjour silencieux et sombre ; je suis allé dans la salle de bains me passer la tête sous l’eau, cherchant désespérément une issue, puis j’ai considéré le garçon hagard et hirsute qui me regardait dans le miroir et je lui ai hurlé dessus de toutes mes forces.
Après quoi, j’ai repris ma respiration, le cœur battant.
C’est alors que j’ai entendu un bruit.
Blayne souffla sur la soupe de palourdes puis il la porta à ses lèvres. Il en avait mis dans son bouc et il l’essuya d’un revers de manche avant d’aspirer une nouvelle cuillerée à soupe. Ses petits yeux fureteurs ne quittaient pas le pont fermé du ferry.
Ils recherchaient un éventuel représentant des forces de l’ordre, mais c’était l’heure creuse, le ferry était presque vide, et aucun des passagers n’avait l’allure d’un connard de keuf en civil. Avec un QI de 63 lors des tests qu’on l’avait obligé à passer la première fois où il avait été incarcéré, Blayne ne brillait pas par son intelligence, mais il n’en était pas moins doté d’un vrai radar à poulets. Il aspira de nouveau la soupe avec un bruit de succion et une femme d’un certain âge assise sur la banquette devant lui se retourna pour le foudroyer du regard.
Blayne la fixa et sa langue voleta dans sa bouche tandis qu’il émettait un son qui ressemblait, selon lui, à un broute-minou.
La femme se détourna, horrifiée.
Satisfait, Blayne reporta son attention sur la salle.
Il avait toujours la rage.
Chaque fois qu’il pensait à Darrell, il lui venait des envies de meurtre — et pas une mort rapide, non…
Il consulta sa montre.
Quinze heures trois.
Il serait à East Harbor dans moins d’une heure. Il regrettait presque qu’aucun enfoiré de keuf ne soit présent dans la salle ; après tout, son rôle était de distraire les forces de police — pas de passer inaperçu ni de les éviter. Il regrettait encore plus de ne pas participer à l’action, d’être mis au rancart une fois de plus par son frère aîné et par son père.
Il avait toujours été la cinquième roue du carrosse.
Mais ce temps-là était révolu. Maintenant que Darrell était mort, il allait leur montrer de quel bois il était fait.
Le petit bateau — un Mako 238 de 1989 équipé de deux moteurs jumeaux Mercury — bondissait sur les vagues à une allure assez rapide mais sans excès : inutile d’attirer l’attention des gardes-côtes et, de toute façon, il y avait un fort clapot.
Comme souvent l’hiver, les eaux du détroit de Rosario secouaient méchamment, des moutons blancs hérissaient la mer grise à perte de vue, mais le Vieux savait que ça se calmerait dès qu’ils auraient dépassé Spindle Rock pour se glisser dans la Peavine Pass.
Un œil sur le compas, l’autre tourné vers le ciel nuageux, il craignait l’apparition d’un hélico, mais la capote imperméabilisée qui recouvrait le cockpit les protégeait des regards indiscrets.
En quittant le tribunal de Bellingham, ils avaient ostensiblement pris la Highway 5 vers le sud et, comme ils s’y attendaient, ces connards de flics les avaient escortés jusqu’aux limites du comté. Ensuite, ils avaient roulé jusqu’au terminal des ferries sans repérer d’autre filature et laissé Blayne monter à bord avec la caisse. Une deuxième voiture les attendait sur le parking. Le Vieux et Hunter avaient rejoint leur bateau mouillé dans la marina d’Anacortes, mis les gaz et remonté le chenal Guemes jusqu’au détroit, avant de virer vers le nord.
Le Vieux aurait parié que le shérif de Glass Island les attendait au terminal des ferries, à East Harbor.
À la barre, il fixait l’horizon de ses petits yeux durs, une main sur la manette des gaz. L’accalmie avait été de courte durée. Le vent soufflait de nouveau avec violence ; le ciel et la mer se mêlaient en une masse indistincte de pluie, de vagues et de nuages. La tempête sifflait à ses oreilles, lui fouettant les sangs. Près de lui, Hunter était vert ; ses abrutis de fils avaient le mal de mer. Le Vieux soupira. Darrell était le meilleur d’entre eux et Darrell était mort.
Un puissant désir de vengeance enfla dans sa poitrine et il renifla l’air chargé d’embruns, tous naseaux dehors, comme un fauve qui sent sa proie.
Derrière les grandes baies vitrées antitempête de l’hôtel, Grant Augustine regardait le temps se gâter d’un air inquiet. Le vent soufflait en rafales sur la grande terrasse désertée, si fort qu’il faisait vibrer la rampe d’aluminium. En bas, un prélart avait été tiré sur les drones, près de la piscine, et arrimé avec des amarres de bateau. Ils avaient déjà perdu un appareil à plusieurs millions de dollars la nuit dernière lors de la fuite de son fils : les techniciens se refusaient à les mettre en l’air par un temps pareil et même lui ne pouvait les y forcer.
Le nez collé à la vitre, Augustine soupira. Le ciel virait au noir bien qu’il fût à peine 4 heures de l’après-midi et les nuages s’amoncelaient au-dessus de Glass Island.
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