Bernard Minier - Une putain d’histoire

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Une île boisée au large de Seattle…
« Au commencement est la
.
La
de se noyer.
La
des autres,
ceux qui me détestent,
ceux qui veulent ma peau Autant vous le dire tout de suite :
Ce n’est pas une histoire banale. Ça non.
c’est une putain d’histoire.
Ouais,
… »

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Par la suite, il avait souvent travaillé en douce pour Szymanski — et par voie de conséquence pour Augustine. Jay était une ombre, apparaissant quand on s’y attendait le moins, appelant au beau milieu de la nuit sans se soucier le moins du monde de savoir si son interlocuteur dormait, à cette heure où tout appel téléphonique ne peut être qu’une erreur, une tentative d’intimidation ou une très mauvaise nouvelle et fait flipper même les plus endurcis. Noah retrouvait parfois ses traces au hasard d’une enquête : un mafieux congelé dans une chambre froide, un cadavre dans le Potomac, un type qui, un beau matin, quittait son domicile, sa femme, ses enfants pour aller bosser et ne rentrait jamais…

Et voilà que Jay avait de nouveau besoin de lui.

Pour retrouver un môme. Sur une île… Noah savait que ce serait bien payé, mais il se demandait ce qu’ils voulaient à ce gosse. Jay lui avait assuré qu’ils ne feraient pas de mal au gamin. C’était l’avantage avec Jay : il ne mentait jamais. Et il n’avait jamais forcé Noah à faire quoi que ce soit contre son gré. C’était le prix de leur association… Et de leur « amitié ». Il savait toutefois que Jay n’aurait pas hésité à lui faire subir le même sort qu’aux autres si Grant Augustine le lui avait demandé.

Il déverrouilla sa porte. Les murs de la pièce principale étaient entièrement recouverts de livres du sol au plafond. Des tours de Pise de bouquins qui menaçaient de s’effondrer partout : sur les tapis poussiéreux, la table basse, les chaises, le canapé avachi et les rebords des fenêtres. Des livres achetés d’occasion et abondamment annotés. Bacon, Thomas d’Aquin, Jacob Boehme, Maïmonide, Avicenne, Averroès… Des penseurs chrétiens, juifs, musulmans… Des paroles de sagesse dans une époque de déraison — Noah avait vu tant de choses en une vie de flic. Des enfants battus à mort par leurs parents, des filles de vingt ans qui se prostituaient pour une dose de crack et qui n’avaient plus une dent saine, des types enterrés vivants dans la forêt, des bébés jetés dans des poubelles, de vieilles mères séquestrées par leurs rejetons — une gamme inimaginable de tortures et de sévices… Était-ce là la créature qu’avait choisie le Créateur ? « J’étais devenu pour moi-même une grande question », avait écrit saint Augustin.

Il marcha jusqu’à son petit bureau et alluma l’ordinateur en évitant de regarder le chaos autour de lui. Il était veuf depuis douze ans. Auparavant, sa femme et lui vivaient dans un appartement bien tenu qui donnait sur les écluses de Ballard. Été comme hiver, Elizabeth aimait à prendre son petit déjeuner sur son balcon, en contemplant les innombrables bateaux dans le port.

Un exemplaire du Seattle Times de la veille traînait dans l’entrée, un article entouré au marqueur fluo. On y parlait des chefs de gouvernements européens furieux de découvrir que la NSA espionnait toutes leurs conversations. Hypocrisie, pensa Noah. Est-ce qu’ils n’essayaient pas de faire de même ? Ce qui les rendait furieux, en vérité, c’est qu’ils n’y parvenaient pas aussi bien. Mais il ne lui plaisait pas de savoir que ses propres conversations et ses propres mails étaient accessibles aux âmes grises de l’Agence.

Il était un citoyen américain… Ça allait trop loin, cette fois…

Noah considéra l’écran. Il vit qu’il avait déjà reçu les infos de Jay, via un VPN, un réseau privé virtuel. Bien entendu, elles étaient cryptées selon une clé sûre propre à WatchCorp et à la NSA.

Il cliqua sur les pièces jointes. Non seulement Jay lui avait envoyé toutes les infos dont ils disposaient déjà sur les cent soixante-sept garçons de quinze à dix-sept ans qui vivaient dans ces îles, mais il avait aussi ajouté un abonnement pour le ferry au départ d’Anacortes, les horaires de celui-ci et même les adresses des gargotes du coin. Ce bon vieux Jay… Il ne faisait jamais les choses à moitié.

Noah ouvrit le fichier principal. En face de chaque nom, il y avait une photo : des garçons souriants, comme ils auraient pu en avoir avec Elizabeth si elle n’avait pas obstinément refusé d’être mère… Et, aujourd’hui, quelle trace avait-elle laissée ? Un ou deux tableaux qui prenaient la poussière dans le salon de collectionneurs avertis ? Ni frère, ni sœur, ni enfants… Il ne restait que lui pour chérir sa mémoire, et même lui commençait à se lasser.

Il se leva et attrapa la bouteille dans le placard de la cuisine. Un jus de fruits. Noah n’avait pas bu une goutte d’alcool depuis trois ans. Il était clean. Il s’assit dehors, sur la minuscule terrasse. La rue était calme, la pluie froide chuchotait sur les feuilles. Il commença à passer en revue les informations que lui avait envoyées Jay. Là-haut, au-delà du parapet en béton, il apercevait la lueur de milliers de phares ; il pensa à tous ces automobilistes filant vers Seattle, aussi aveugles qu’une espèce en route vers sa propre extinction.

17.

Adoption

Dans le bureau du shérif, il y a un mur entièrement tapissé d’écussons appartenant à des polices de tout le pays et même du monde entier : LAPD, NYPD, Montana Highway Patrol, Alaska State Troopers, Blues Knights de l’État de Washington, mais aussi la Bundespolizei allemande, la gendarmerie française, la Crime & Security Branch irlandaise, les carabiniers italiens, la police métropolitaine de Tokyo, la Policia Militar do Estado do Rio de Janeiro et même la police de Tasmanie. Je me suis abîmé un moment dans leur contemplation. Me demandant combien il aurait fallu de flics sur terre pour éradiquer le crime. Un pour vingt personnes ? Un pour dix ? Un pour cinq ? Ou bien est-ce que le crime était inévitable, inscrit dans les circonvolutions de notre cerveau primitif ? Il n’y avait pas beaucoup d’habitants sur terre à l’époque de Caïn et Abel et pourtant l’un d’eux avait trouvé le moyen de tuer son frère.

Ce genre de rêverie me permettait de ne pas penser à ce qui m’attendait. Cela faisait bien dix minutes qu’ils m’avaient abandonné dans ce bureau. Pourtant, ça m’avait paru plutôt urgent tout à l’heure, quand Krueger avait appelé…

Le chef Krueger avait baissé le store, sans doute pour éviter qu’un journaliste ne me prenne en photo. Il y en avait plusieurs qui campaient devant ses locaux, la caméra en embuscade.

« Désolé pour l’attente », a-t-il dit en ouvrant la porte.

Il a traversé la pièce et s’est assis. Il était seul. Il s’est calé dans son fauteuil.

« Comment tu supportes tout ça ? Mal, je suppose… Je suis navré pour les journalistes. On n’a pas vraiment l’habitude de ce genre de choses, par ici… »

Je lui ai lancé un regard appuyé.

« Vous m’avez dit que vous aviez du nouveau ? »

Il m’a rendu mon regard, a hoché la tête.

« À ce stade, nous devons éviter de nous focaliser… Garder ouvertes toutes les options… Mais tu sais, Henry, les meurtres ne sont pas aussi mystérieux que dans les séries télé, en général. Très souvent, le mobile est facile à trouver : la jalousie, la colère, l’appât du gain… J’ai travaillé comme enquêteur pour le comté de King avant d’atterrir ici. La plupart du temps, soit il s’agissait de règlements de compte liés au trafic de drogue et à des questions de territoire, soit d’un proche — le mari, ou l’amant. Ou bien d’un membre de la famille… »

Son téléphone a sonné. Il a répondu : « Oui… Non… Oui », puis a raccroché.

« Comment ça se passe avec tes deux mamans ?

— Quoi ?

— Est-ce que ça se passe bien entre vous, est-ce que tu sais ce qui est arrivé à tes parents ?

— Ils sont morts dans un accident de voiture, j’ai dit.

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