J’ai envisagé pendant une fraction de seconde de me connecter à la page sous un pseudonyme et d’ajouter le nom de Jack Taggart à la liste. Rien que pour voir ce qui se passait. J’étais sûr que la police surveillait cette page et chaque contribution : c’était peut-être la raison pour laquelle elle n’avait pas été fermée : ils devaient espérer que le coupable se trahirait en venant dessus.
Étrangement, alors que je me repassais mentalement l’épisode de la veille — et que je m’imaginais menaçant les deux salopards d’une arme à feu et même les abattant après les avoir fait mettre à genoux et qu’ils m’eurent supplié de les épargner —, cette journée est passée en un clin d’œil, tant j’étais ailleurs, perdu en un lieu où n’existaient que ma rage et mes fantasmes de justice expéditive.
Pendant l’entraînement de basket de l’après-midi, j’étais si distrait qu’à un moment donné le ballon m’a heurté violemment au visage. Une douleur cuisante m’a brûlé la joue quand la surface rugueuse est entrée en contact avec elle et j’ai vu trente-six chandelles. J’ignore si c’était dû à mon inattention ou si quelqu’un m’avait volontairement pris pour cible, mais le silence s’est fait autour de moi et le coach a demandé un temps mort. Après quoi, il m’a gentiment invité à rentrer chez moi.
J’étais dans le vestiaire quand mon téléphone a vibré. C’était le chef Krueger.
« Henry ? a-t-il dit. Tu es où ?
— Au lycée, j’ai répondu. Où voulez-vous que je sois ?
— Tu peux te libérer ?
— J’allais rentrer…
— Très bien. Passe au bureau avant.
— Il y a du nouveau ? ai-je demandé avec un poids sur la poitrine.
— Pas au téléphone. »
Et il a raccroché.
Dix jours plus tôt
Sur le trottoir de la 3 e Avenue, Noah Reynolds fut accueilli par la pluie. De gros nuages noirs bouchaient le ciel au-dessus de la baie, entre les gratte-ciel. Il releva son col et se dirigea vers le parking le plus proche, celui qui se trouve sous les cinquante-cinq étages de granit et de verre du 1201.
Sa Crown Victoria — la même qu’il conduisait quand il était encore enquêteur à la Criminelle de Seattle et qui accusait aujourd’hui le poids des ans et des kilomètres — l’attendait au cinquième niveau. Noah rangea sa grande carcasse derrière le volant et l’enveloppe dans la boîte à gants. Cent dollars de l’heure pour suivre le mari d’une des chefs d’entreprise les plus réputées de la ville, une femme autoritaire et cassante, d’amphithéâtre en bibliothèque (l’époux en question était prof à l’université de Washington) et de salle de fitness en café Tully’s, Noah trouvait que ce n’était pas cher payé. Après douze jours d’une filature soporifique, le seul vice qu’il avait déterré était une collection de bandes dessinées de super-héros dont madame ignorait l’existence. Monsieur possédait plus de dix mille titres DC, Marvel et All-American qu’il planquait dans un box. Il y en avait pour une fortune. Noah avait découvert sur Internet que certains exemplaires très rares pouvaient atteindre les quatre-vingt mille dollars. Il est vrai que monsieur aurait sans doute aimé se dédoubler : mari docile le jour, vengeur masqué la nuit, se défoulant sur toutes les crapules de la ville des mortifications qu’il endurait au quotidien.
Noah rejoignit l’I-5 en bâillant d’ennui. Il habitait Fremont, au nord de la ville — autoproclamé Centre de l’Univers connu par ses habitants —, une maison de bois rouge au pied du viaduc à six voies d’Aurora Bridge : la dernière avant le Troll. Le Troll attirait aussi bien les touristes que les enfants. Il se tenait dans l’ombre, là où le pont rejoint la terre ferme, et il avait la taille d’une maison. Un vrai Troll. En ciment. Son œil unique foudroyant tous ceux qui s’arrêtaient pour le contempler. De ses fenêtres, Reynolds voyait à la fois les voitures qui passaient sur le viaduc, là-haut, et le Troll sous le pont, ainsi que les touristes et les enfants venus le photographier.
Et il y avait aussi la statue de Lénine. En bronze. Celle qui trônait sur Fremont Place — un Lénine au regard perçant, fidèle à l’iconographie, dont quelqu’un avait teint la main gauche avec de la peinture rouge. Un type qui s’appelait Lewis Carpenter, qui enseignait l’anglais et qui habitait Issaquah, l’avait rapportée de Russie en 1994 pour quarante et un mille dollars. Carpenter était mort depuis, mais la statue de cinq mètres de haut était toujours là, trônant sur Fremont Place. Un troll et une statue de Lénine : vous voyez le topo ? Les habitants de Fremont se vantaient d’être des iconoclastes, des artistes, des libres-penseurs, des freaks — du moins dans le temps, quand Noah s’était installé là : aujourd’hui, le quartier était racheté morceau par morceau par les cadres d’Adobe et de Google. À tout prendre, il préférait encore les hippies et les cocos…
Le téléphone sonna dans sa poche, mais il avait envie de profiter de cette soirée pour une fois, et il l’ignora. Le téléphone se lassa de sonner. Fort bien. Noah parvint devant sa baraque rouge qui évoquait une maison de poupée, gara la Crown Victoria le long du trottoir et descendit. La pluie faisait frissonner les dernières feuilles. Malgré tout, le quartier gardait ses bons côtés : on y cultivait le sens de l’humour et du bon voisinage ; et puis, il y avait le marché du dimanche, où on trouvait toutes sortes de trucs bizarres et des gens qui ne l’étaient pas moins.
Le téléphone se remit à sonner.
Eh merde : on ne pouvait plus être tranquille nulle part, de nos jours. La faute à la technologie. Grâce ou à cause d’elle, la chasse était ouverte toute l’année pour les raseurs. Nuit et jour. Noah sortit son appareil de sa poche et jeta un coup d’œil au numéro qui s’affichait.
« Salut, Jay », dit-il quand il eut fait glisser le bouton vert de la gauche vers la droite.
Jay Szymanski …
Les gouttes de pluie froide qui frappaient le crâne de Noah ne furent pas la cause de ses frissons quand il raccrocha. Hobbes avait coutume de dire que l’homme est un loup pour l’homme, mais Jay Szymanski était un loup parmi les loups ; un loup solitaire et impitoyable… Et pourtant, Noah l’avait vu s’incliner toute sa vie devant le même mâle alpha. Il revit Jay à trente ans, à l’époque où Noah travaillait dans la D.C. Police — la police métropolitaine du district de Columbia à Washington —, ils s’étaient rencontrés au cours d’une affaire dans laquelle un sénateur était impliqué : une pute avait claqué d’une overdose dans sa salle de bains. Mince, de taille moyenne, le crâne déplumé et les joues creuses, Jay ne payait pas de mine, avec son regard fiévreux profondément enfoncé sous des sourcils broussailleux — et pourtant, dès le premier instant, il l’avait jaugé et il avait su à qui il avait affaire. Il avait perçu la dangerosité et l’intelligence du lascar. Tout comme Jay l’avait cerné en retour. Ledit sénateur était victime d’un chantage. Noah avait réussi à étouffer l’affaire et à identifier le maître chanteur. Puis il avait transmis l’info à Jay. L’homme n’avait jamais été traduit en justice ; il avait fini à l’hôpital avec un œil pendant sur sa joue au bout des muscles oculomoteurs, la moitié des dents brisées (il en avait carrément chié deux, en or, le lendemain) et la langue coupée. Noah avait été le voir à l’hôpital. Le type était un dur, un salopard, un mac cruel et sans pitié avec les filles — mais la terreur que Noah avait lue dans son œil valide, il ne l’avait jamais rencontrée auparavant.
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