Elle tapa les premiers mots :
Cher Pierre,
Je vais bien. Cet endroit …
Sa main s’immobilisa.
Une image venait de surgir… Un flash net et coupant comme de la glace…
La grande maison de Spitzner surplombant le lac, la chambre dans la pénombre, le silence de la maison vide. Pierre et elle dans le grand lit. Au départ, ils étaient juste venus prendre un dossier qu’il avait oublié. Son épouse était à l’aéroport, attendant son avion pour Paris, où elle devait donner une conférence intitulée Personnages & Points de vue (la femme de Spitzner était l’auteur d’une dizaine de romans policiers complexes et sanglants à forte connotation sexuelle qui avaient remporté un certain succès). Pierre en avait profité pour lui faire visiter la maison. Arrivés devant la chambre du couple, il avait ouvert la porte et pris Diane par la main. Elle avait d’abord refusé de faire l’amour dans ce lieu, mais il avait insisté avec cet air enfantin qui la bouleversait et qui rompait ses digues. Il avait aussi insisté pour que Diane passe les sous-vêtements de son épouse. Des sous-vêtements achetés dans les boutiques les plus chères de Genève… Diane avait hésité. Mais l’atmosphère transgressive, la saveur d’interdit exerçaient sur elle une attraction bien trop forte pour qu’elle écoutât longtemps ses scrupules. Elle avait constaté qu’elle avait les mêmes mensurations que l’épouse de son amant. Elle était sous lui, les yeux clos, leurs deux corps parfaitement accordés et soudés, le visage écarlate de Pierre au-dessus d’elle, lorsque la voix, détachée, sèche, cassante, s’était élevée depuis le seuil de la pièce :
— Emmène ta pute hors d’ici .
Elle referma l’ordinateur, toute envie d’écrire envolée. Elle tourna la tête pour éteindre. Et eut une secousse. L’ombre était sous sa porte… Immobile… Elle retint sa respiration, incapable de faire le moindre mouvement. Puis la curiosité et l’irritation reprirent le dessus et elle bondit en direction de la porte.
Mais l’ombre avait de nouveau disparu.
Le dimanche 14 décembre, à 7 h 45 du matin, Damien Ryck, dit Rico, vingt-huit ans, quitta son domicile pour une course solitaire dans la montagne. C’était un jour gris et il savait déjà que le soleil n’apparaîtrait pas ce jour-là. Dès le réveil, il s’était avancé sur la grande terrasse de sa maison et il avait constaté qu’un épais brouillard noyait les toits et les rues de Saint-Martin ; au-dessus de la ville, des nuages enroulaient leurs fuligineuses arabesques autour des sommets.
En raison de la météo, il opta pour une simple balade dégrisante, suivant un itinéraire qu’il connaissait par cœur. La veille, ou plus précisément quelques heures plus tôt, il était rentré chez lui en titubant après une fête arrosée chez des amis au cours de laquelle il avait fumé plusieurs joints, et s’était couché tout habillé. Au réveil, après une douche, un bol de café noir et un nouveau joint fumé sur la terrasse, il avait estimé que l’air pur des hauteurs lui ferait le plus grand bien. Rico avait l’intention d’achever, un peu plus tard dans la matinée, l’encrage d’une planche — une tâche délicate qui demandait une main ferme.
Rico était auteur de bandes dessinées.
Un métier merveilleux qui lui permettait de travailler à domicile et de vivre de sa passion. Ses BD en noir et blanc, très sombres, étaient appréciées des connaisseurs et sa notoriété grandissait dans le petit monde de la BD indépendante. Amateur de ski hors piste, d’alpinisme, de VTT, de parapente et grand voyageur, il avait trouvé en Saint-Martin un lieu idéal pour poser ses valises. Son métier et les moyens modernes de communication lui permettaient de vivre loin de Paris où se trouvait le siège des éditions d’Enfer et où il se rendait une demi-douzaine de fois par an. Au début, les habitants de Saint-Martin avaient eu un peu de mal à s’habituer à son look d’altermondialiste caricatural, avec ses dreadlocks noir et jaune, son bandana et son poncho orange, ses nombreux piercings et sa barbiche rose. L’été venu, ils pouvaient également admirer la dizaine de tatouages qui couvraient son corps quasi anorexique : épaules, bras, dos, cou, mollets, cuisses — de véritables œuvres d’art en trois couleurs qui débordaient de partout de ses shorts et de ses débardeurs. Pourtant, Rico gagnait à être connu : non seulement c’était un dessinateur talentueux, mais c’était aussi un type charmant, doté d’un humour pince-sans-rire, et d’une extrême gentillesse avec le voisinage, les enfants et les personnes âgées.
Ce matin-là, Rico enfila ses chaussures spéciales pour la course en pleine nature, coiffa un bonnet à oreilles comme en portent les paysans des hauts plateaux andins sur les écouteurs de son baladeur numérique et s’élança au petit trot vers le GR, qui commençait juste après le supermarché, à deux cents mètres de chez lui.
Le brouillard ne s’était pas levé. Sur le parking désert du supermarché, il dérivait autour des rangées de Caddie abandonné. Une fois sur le sentier, Rico allongea sa foulée. Derrière lui, les cloches de l’église sonnèrent 8 heures. Il lui sembla que leurs voix lui parvenaient à travers plusieurs couches d’ouate.
Il devait prendre garde à ne pas se tordre les chevilles sur le sol inégal jonché de racines et de grosses pierres. Deux kilomètres de faux plat dans le fracas du torrent qu’il traversa et retraversa sur de solides petits ponts en dosses de sapin — puis la pente s’accentua et il sentit ses jarrets se tendre sous l’effort. La brume s’était un peu dissipée. Il aperçut le pont métallique qui enjambait le torrent un peu plus haut, là où ce dernier se précipitait en un bouillon rugissant. La partie la plus ardue du parcours. Une fois là-haut, le terrain redeviendrait presque plat. En levant la tête et en dosant son effort, il constata que quelque chose pendait sous le pont. Un sac ou un objet volumineux, accroché au tablier métallique.
Il baissa la tête pour avaler les derniers lacets avant de la relever en arrivant à hauteur du pont. Son cœur était monté à cent cinquante. Mais, lorsqu’il leva les yeux, son cœur explosa : ce n’était pas un sac qui pendait sous le pont — mais un corps ! Rico se figea. L’émotion violente jointe à la montée lui avaient coupé le souffle. La bouche grande ouverte, il fixa le corps en cherchant sa respiration ; il fit les derniers mètres en marchant, les mains sur les hanches.
BORDEL, c’est quoi ce truc ?
Dans un premier temps, Rico eut du mal à comprendre ce qu’il voyait. Il se demanda s’il n’était pas victime d’une hallucination, due peut-être aux excès de la nuit, mais il sut aussitôt que ce n’était pas une vision. C’était trop réel, trop… terrifiant. Rien à voir avec les films d’horreur qu’il affectionnait. Ce qu’il avait sous les yeux, c’était un homme… un homme mort, nu et pendu à un pont !
PUTAIN DE MERDE !!!
Un froid polaire s’insinua dans ses veines.
Il jeta un coup d’œil autour de lui et un frisson glacé courut le long de sa colonne vertébrale. L’homme n’était pas mort tout seul, il ne s’était pas suicidé : en plus de la sangle qui lui serrait la gorge, plusieurs autres sangles le reliaient à la structure métallique du pont et, sur sa tête, quelqu’un avait mis… une capuche… Une capuche en tissu imperméable noir qui lui cachait le visage, prolongée par une cape qui lui pendait dans le dos.
PUTAIN ! PUTAIN ! PUTAIN !
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