— Pourquoi mettre un K-Way sur la tête de sa victime et la pendre ensuite à poil ? dit Espérandieu d’une voix altérée, à la fois rauque et aiguë.
— Parce que le K-Way a une signification, répondit Servaz. Tout comme la nudité.
— Putain de spectacle, ajouta son adjoint.
Servaz se tourna vers lui. Il lui montra le jeune homme au poncho orange assis un peu plus bas.
— Emprunte une voiture, ramène-le à la gendarmerie et prends sa déposition.
— D’accord, dit Espérandieu, et il s’éloigna rapidement.
Deux techniciens en combinaison blanche portant des masques chirurgicaux se penchaient par-dessus la rambarde métallique. L’un d’eux avait sorti une lampe-stylo et il en promenait le pinceau lumineux sur le corps en dessous de lui.
Ziegler le montra du doigt.
— Le légiste pense que la strangulation est la cause de la mort. Vous voyez les sangles ?
Elle désignait les deux sangles qui serraient fortement les poignets du mort et les reliaient au pont au-dessus de lui, bras levés et écartés en forme de V, en plus de celle, verticale, qui étranglait sa gorge.
— Il semble que l’assassin ait descendu progressivement le corps dans le vide en jouant sur la longueur des sangles latérales. Plus il donnait du mou, plus la sangle centrale se resserrait autour du cou de la victime et l’étranglait. Elle a dû mettre très longtemps à mourir.
— Une mort atroce, dit quelqu’un derrière eux.
Ils se retournèrent. Cathy d’Humières avait les yeux rivés sur le mort. Tout à coup, elle avait l’air vieillie et usée.
— Mon mari veut vendre ses parts dans sa boîte de com et ouvrir un club de plongée en Corse. Il aimerait que je laisse tomber la magistrature. Il y a des matins comme aujourd’hui où j’ai envie de l’écouter.
Servaz savait qu’elle n’en ferait rien. Il l’imaginait sans peine en épouse de choc, vaillant petit soldat de la vie mondaine, capable après une éreintante journée de travail d’accueillir ses amis, de rire avec eux et de supporter sans broncher les vicissitudes de l’existence comme si celles-ci n’étaient guère plus qu’un verre de vin renversé sur la table.
— On sait qui est la victime ?
Ziegler lui répéta ce qu’elle avait dit à Servaz.
— Le légiste, on sait comment il s’appelle ? demanda Servaz.
Ziegler s’approcha du procédurier, puis revint lui rapporter l’information. Il hocha la tête, satisfait. À ses débuts, il avait eu maille à partir avec un médecin légiste qui avait refusé de se déplacer sur une scène de crime dans le cadre d’une enquête dont il avait la charge. Servaz s’était rendu au CHU de Toulouse et il était entré dans une colère noire. Mais la doctoresse lui avait tenu tête avec aplomb. Plus tard, il avait appris que cette même personne avait fait la une de la presse locale dans une affaire de tueur en série célèbre — un tueur dont les meurtres perpétrés sur des jeunes femmes de la région avaient été pris pour des suicides par suite d’incroyables négligences.
— Ils vont remonter le cadavre, annonça Ziegler.
Il faisait beaucoup plus froid et humide ici qu’en bas, et Servaz resserra son écharpe autour de son cou, puis il pensa à la sangle enfoncée dans le cou de la victime, et il s’empressa de la dénouer.
Tout à coup, il remarqua deux détails auxquels, dans l’effroi de la première vision, il n’avait pas prêté attention.
Le premier était les bottes en cuir, le seul élément vestimentaire qui subsistait sur le pharmacien en dehors de la cape : elles avaient l’air curieusement petites pour un si gros bonhomme.
Le second était la main droite de la victime.
Il manquait un doigt .
L’annulaire.
Et ce doigt avait été tranché .
— Allons-y, dit d’Humières lorsque les techniciens eurent remonté le corps et l’eurent allongé sur le tablier du pont.
Le pont métallique vibra et résonna sous leurs pas et Servaz eut un instant de pure appréhension en voyant le vide en dessous, dans lequel se ruait le torrent. Accroupis autour du corps, les techniciens relevèrent précautionneusement la capuche. Un mouvement de recul parcourut l’assistance. En dessous, le visage était bâillonné avec du ruban adhésif indéchirable de couleur argentée. Servaz n’eut aucune peine à imaginer la terreur et les hurlements de souffrance de la victime étouffés par la bande adhésive : le pharmacien avait les yeux exorbités. Un deuxième examen lui fit comprendre que les yeux de Grimm n’étaient pas écarquillés naturellement : son assassin lui avait retourné les paupières ; il avait tiré dessus, sans doute à l’aide d’une pince, et il les avait ensuite agrafées en dessous des sourcils et sur les joues. Il l’avait obligé à voir… Le meurtrier s’était en outre tellement acharné sur le visage de sa victime, probablement à l’aide d’un objet lourd tel qu’un marteau ou un maillet, qu’il avait quasiment arraché le nez — qui n’était plus retenu que par une mince bande de chair et de cartilage. Enfin, Servaz remarqua des traces de boue dans les cheveux du pharmacien.
Pendant un moment, personne ne parla. Puis Ziegler se retourna vers la rive. Elle fit signe à Maillard, qui prit le maire par le bras. Servaz les regarda approcher. Chaperon avait l’air terrorisé.
— C’est bien lui, bégaya-t-il. C’est Grimm. Ô mon Dieu ! qu’est-ce qu’on lui a fait ?
Ziegler poussa doucement le maire vers Maillard, qui l’entraîna loin du cadavre.
— Hier soir, il était en train de jouer au poker avec Grimm et un ami à eux, expliqua-t-elle. Ce sont les dernières personnes à l’avoir vu vivant.
— Je crois que, cette fois, nous avons un problème, dit d’Humières en se redressant.
Servaz et Ziegler la regardèrent.
— Nous allons avoir droit aux honneurs de la presse. En première page. Et pas seulement la presse régionale.
Servaz comprit où elle voulait en venir. Les quotidiens, les hebdos, les JT nationaux : ils allaient se retrouver dans l’œil du cyclone. Au centre d’une tempête médiatique. Ce n’était pas la meilleure façon de faire progresser une enquête, mais ils n’auraient pas le choix. C’est alors qu’il remarqua un détail qui, sur le coup, lui avait totalement échappé : ce matin-là, Cathy d’Humières était très élégamment vêtue. Cela ne sautait pas aux yeux, c’était presque imperceptible, car la proc était toujours tirée à quatre épingles — mais elle avait fait un effort supplémentaire. Le chemisier, le tailleur, le manteau, le collier et les boucles d’oreilles : tout était impeccablement assorti. Jusqu’au maquillage qui mettait en valeur son visage à la fois austère et agréable. Sobre, mais elle avait dû passer beaucoup de temps devant sa glace pour arriver à cette sobriété-là.
Elle a prévu la presse et elle s’est préparée en conséquence .
Contrairement à Servaz qui ne s’était même pas donné un coup de peigne. Encore heureux qu’il se soit rasé !
Néanmoins, il y avait une chose qu’elle n’avait pas prévue : les dégâts qu’allait faire sur elle la vision du mort. Ils avaient ruiné une partie de ses efforts et elle avait l’air vieille, aux abois et lasse, malgré sa tentative pour garder le contrôle. Servaz s’approcha du technicien qui mitraillait le cadavre à coups de flashes.
— Je compte sur vous pour qu’aucune de ces photos ne s’égare, dit-il. Ne laissez rien traîner.
Le TIC hocha la tête. Avait-il saisi le message ? Si un de ces clichés atterrissait dans la presse, Servaz l’en tiendrait pour personnellement responsable.
— Le légiste a-t-il examiné la main droite ? demanda-t-il à Ziegler.
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