— Vous avez d’autres tâches à remplir ? demanda-t-elle.
— Oui. Il y a tout le truc administratif : on s’occupe de la paperasse, des formalités…
Il regarda brièvement dehors.
— Et puis, il y a les entretiens infirmiers prescrits par le Dr Xavier et l’infirmière chef.
— Ça consiste en quoi ?
— C’est très balisé. On utilise des techniques bien rodées, ce sont des entretiens structurés, des questionnaires plus ou moins standard, mais on improvise aussi… Il faut adopter une attitude aussi neutre que possible, ne pas se montrer trop invasif pour faire baisser l’anxiété… respecter les temps de silence… faire des pauses… Sinon, on risque de se retrouver très vite face à un problème…
— Xavier et Ferney aussi font des entretiens ?
— Oui, bien sûr.
— Quelle différence entre les vôtres et les leurs ?
— Il n’y en a pas vraiment. Sauf que certains patients nous confieront des choses qu’ils ne leur confieraient pas. Parce que nous sommes plus proches d’eux au quotidien, que nous essayons de créer une relation de confiance entre soignants et patients, tout en respectant la distance thérapeutique… Sinon, ce sont Xavier et Élisabeth qui décident des traitements et des protocoles de soins…
Il avait prononcé cette dernière phrase avec une drôle de voix. Diane fronça imperceptiblement les sourcils.
— On dirait que vous n’approuvez pas toujours leurs choix.
Elle fut surprise par son mutisme. Il mit si longtemps à répondre qu’elle haussa un sourcil.
— Vous êtes nouvelle ici, Diane… Vous verrez…
— Je verrai quoi ?
— …
Il lui jeta un coup d’œil par en dessous. À l’évidence, il n’avait pas envie de s’aventurer sur ce terrain-là. Mais elle attendit, son regard en forme de question.
— Comment dire ?… Vous avez bien conscience que vous êtes dans un endroit qui ne ressemble à aucun autre… Nous gérons des patients que tous les autres établissements ont été incapables de soigner… Ce qui se passe ici n’a rien à voir avec ce qui se passe ailleurs.
— Comme les électrochocs sans anesthésie pour les patients de l’unité A, par exemple ?
Elle regretta aussitôt d’avoir dit ça. Elle vit son regard se refroidir de plusieurs degrés.
— Qui vous a parlé de ça ?
— Xavier.
— Laissez tomber.
Il baissa les yeux sur son café au lait en fronçant les sourcils. Il avait l’air mécontent de s’être laissé entraîner dans cette discussion.
— Je ne suis même pas sûre que ce soit légal, insista-t-elle. La loi française autorise ce genre de choses ?
Il releva la tête.
— La loi française ? Vous savez combien il y a d’hospitalisations psychiatriques forcées chaque année dans ce pays ? Cinquante mille … Dans les démocraties modernes, les hospitalisations d’office sans consentement du patient sont exceptionnelles. Pas chez nous… Les malades mentaux — et même ceux qui sont simplement supposés l’être — ont moins de droits que les citoyens normaux. Vous voulez arrêter un criminel ? Il vous faut attendre 6 heures du matin. En revanche, s’il s’agit d’un type accusé d’être cinglé par son voisin qui a signé une HDT, une hospitalisation à la demande d’un tiers, la police peut débarquer jour et nuit. La justice n’interviendra qu’une fois que la personne aura déjà été privée de sa liberté. Et encore… seulement si cette personne a connaissance de ses droits et sait comment les faire respecter… C’est ça, la psychiatrie, dans ce pays. Ça et l’absence de moyens, l’abus de neuroleptiques, les mauvais traitements… Nos hôpitaux psychiatriques sont des zones de non-droit. Et celui-ci encore plus que les autres…
Il avait prononcé cette longue tirade d’un ton amer et tout sourire avait déserté son visage. Il se leva en repoussant sa chaise.
— Jetez un coup d’œil partout et faites-vous votre propre idée, conseilla-t-il.
— Ma propre idée sur quoi ?
— Sur ce qui se passe ici.
— Parce qu’il se passe quelque chose ?
— Quelle importance ? C’est bien vous qui vouliez en savoir plus, non ?
Elle le regarda rapporter son plateau et sortir de la salle.
La première chose que Servaz fit fut de baisser les stores et d’allumer les néons. Il voulait éviter qu’un journaliste ne les mitraille au téléobjectif. Le jeune auteur de BD était rentré chez lui. Dans la salle de réunion, Espérandieu et Ziegler avaient sorti leurs ordinateurs portables et pianotaient dessus. Cathy d’Humières parlait au téléphone, debout dans un coin de la pièce. Elle referma l’appareil et vint s’asseoir à la table. Servaz les observa un instant puis il tourna sur lui-même.
Il y avait un tableau blanc dans un angle près de la fenêtre. Il le ramena en pleine lumière, attrapa un marqueur et traça deux colonnes :
— Est-ce que ça suffit pour considérer que les deux actes ont été commis par les mêmes personnes ? demanda-t-il.
— Il y a des similitudes et il y a des différences, répondit Ziegler.
— Tout de même, deux crimes commis à quatre jours d’intervalle dans la même ville, fit Espérandieu.
— D’accord. L’hypothèse d’un deuxième criminel est hautement improbable. C’est sans doute la même personne.
— Ou les mêmes personnes, précisa Servaz. N’oubliez pas notre discussion dans l’hélico.
— Je ne l’oublie pas. De toute façon, il y a une chose qui nous permettrait de relier définitivement les deux crimes…
— L’ADN d’Hirtmann.
— L’ADN d’Hirtmann, confirma-t-elle.
Servaz écarta les lames des stores. Il jeta un coup d’œil dehors puis les laissa retomber avec un claquement sec.
— Vous croyez vraiment qu’il a pu sortir de l’Institut et échapper à la vigilance de vos hommes ? demanda-t-il en se retournant.
— Non, c’est impossible. J’ai vérifié moi-même le dispositif. Il n’a pas pu passer entre les mailles du filet.
— Dans ce cas, ce n’est pas Hirtmann.
— En tout cas, pas cette fois.
— Si ce n’est pas Hirtmann cette fois, on peut peut-être envisager que ce n’était pas lui non plus la fois d’avant, suggéra Espérandieu.
Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
— Hirtmann n’est jamais monté en haut du téléphérique. Quelqu’un d’autre l’a fait. Quelqu’un qui est en contact avec lui à l’Institut et qui, volontairement ou non, a transporté avec lui un de ses cheveux ou un de ses poils.
Ziegler tourna vers Servaz un regard interrogatif. Elle comprit qu’il n’avait pas tout dit à son adjoint.
— Sauf que ce n’est ni un poil ni un cheveu qu’on a trouvé dans la cabine du téléphérique, précisa-t-elle, mais de la salive.
Espérandieu la regarda. Puis il déplaça à son tour son regard vers Servaz, qui inclina la tête en signe d’excuses.
— Je ne vois pas de logique dans tout ça, dit celui-ci. Pourquoi tuer d’abord un cheval et ensuite un homme ? Pourquoi accrocher cet animal en haut d’un téléphérique ? Et l’homme en dessous d’un pont ? À quoi ça rime ?
— D’une certaine manière, les deux ont été pendus, dit Ziegler.
Servaz l’observa.
— Très juste.
Il s’approcha du tableau, effaça certaines mentions et inscrivit :
— D’accord. Pourquoi s’en prendre à un animal ?
— Pour atteindre Éric Lombard, répéta Ziegler encore une fois. L’usine électrique et le cheval mènent à lui. C’est lui qui est visé.
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