— La police voudrait te poser quelques questions, poursuivit le maire. Ils m’ont promis de ne poser pour l’instant que les questions les plus urgentes et de garder les autres pour plus tard. On peut entrer ?
Sans un mot, la femme fit demi-tour et les précéda à l’intérieur. Servaz constata que la maison était bel et bien bâtie tout en bois. Un vestibule minuscule, avec à droite un comptoir supportant une lampe à abat-jour et un renard empaillé qui tenait dans sa gueule un corbeau. Servaz pensa à une auberge pour chasseurs. Il y avait aussi un portemanteau, mais Nadine Grimm ne leur proposa pas de les débarrasser. Elle disparut dans l’escalier raide qui grimpait immédiatement après le petit comptoir et qui débouchait sur la terrasse du premier. Sans émettre le moindre son, elle leur montra un canapé en rotin plein de coussins usagés qui faisait face aux champs et aux bois. Elle-même se laissa tomber dans un rocking-chair près de la rambarde et tira une couverture sur ses genoux.
— Merci, dit Servaz. Ma première question, ajouta-t-il après un instant d’hésitation, est-ce que vous avez une idée de celui ou celle qui a pu faire ça ?
Nadine Grimm exhala la fumée de sa cigarette en plongeant son regard dans celui de Servaz. Les ailes de son nez frémirent comme si elle venait de sentir une odeur désagréable.
— Non. Mon mari était pharmacien, pas gangster.
— Avait-il déjà reçu des menaces, des appels bizarres ?
— Non.
— Des visites de drogués à la pharmacie ? Des cambriolages ?
— Non.
— Il distribuait de la méthadone ?
Elle les considéra avec une impatience mêlée d’exaspération.
— Vous avez encore beaucoup de questions de ce genre ? Mon mari ne s’occupait pas de drogués, il n’avait pas d’ennemis, il ne trempait pas dans des affaires louches. C’était juste un imbécile et un ivrogne.
Chaperon pâlit. Ziegler et Servaz échangèrent un regard.
— Que voulez-vous dire ?
Elle les regarda avec un dégoût de plus en plus marqué.
— Rien d’autre que ce que j’ai dit. Ce qui vient de se passer est ignoble. J’ignore qui a pu faire une chose pareille. Et encore plus pourquoi. Je ne vois qu’une explication : un de ces dingues enfermés là-haut est parvenu à s’échapper. Vous feriez mieux de vous en préoccuper au lieu de perdre votre temps ici, ajouta-t-elle amèrement. Mais, si vous vous attendez à trouver une veuve éplorée, vous en serez pour vos frais. Mon mari ne m’aimait pas beaucoup et je ne l’aimais pas non plus. J’avais même pour lui le plus profond mépris. Cela faisait longtemps que notre mariage n’était plus qu’une sorte de… modus vivendi. Mais ce n’est pas pour ça que je l’ai tué.
Pendant une seconde d’égarement, Servaz crut qu’elle était en train d’avouer le meurtre — avant de comprendre qu’elle disait exactement le contraire : elle ne l’avait pas tué bien qu’elle aurait eu des raisons de le faire. Rarement il avait vu autant de froideur et d’hostilité concentrées dans une même personne. Tant d’arrogance et de détachement le désarçonnaient. Il hésita un instant sur la conduite à adopter. De toute évidence, il y avait des choses à creuser dans la vie des Grimm — mais il se demanda si c’était le bon moment.
— Pourquoi le méprisiez-vous ? demanda-t-il enfin.
— Je viens de vous le dire.
— Vous avez dit que votre mari était un imbécile. Qu’est-ce qui vous autorise à dire ça ?
— J’étais quand même la personne la mieux placée pour le savoir, non ?
— Soyez plus précise, je vous prie.
Elle fut sur le point de dire quelque chose de désagréable. Mais elle croisa le regard de Servaz et se ravisa. Elle rejeta la fumée de sa cigarette tout en gardant les yeux plongés dans les siens en un geste de défi muet avant de répondre :
— Mon mari a fait des études de pharmacie parce qu’il n’était pas assez intelligent et trop paresseux pour être médecin. Il a acheté la pharmacie grâce à l’argent de ses parents, qui tenaient un commerce prospère. Un bel emplacement, en plein centre de Saint-Martin. Malgré cela, par paresse et parce qu’il était totalement dénué des qualités nécessaires, il n’a jamais réussi à rendre cette officine rentable. Il y a six pharmacies à Saint-Martin. La sienne était de loin celle qui attirait le moins de clients, les gens ne s’y rendaient qu’en dernier recours, ou par hasard : des touristes, qui passaient devant et qui avaient besoin d’une aspirine. Même moi, je ne lui faisais pas confiance lorsque j’avais besoin d’un médicament.
— Pourquoi ne pas avoir divorcé dans ce cas ?
Un ricanement.
— Vous me voyez refaire ma vie à mon âge ? Cette maison est assez grande pour deux. Nous avions chacun notre territoire, et nous évitions le plus possible d’empiéter sur celui de l’autre. En outre, je passe beaucoup de temps loin d’ici pour mon travail. Cela rend… rendait les choses plus faciles.
Servaz pensa à une locution latine juridique Consensus non concubitus facit nuptias : « C’est le consentement, non le lit, qui fait le mariage. »
— Tous les samedis soir, il avait ses parties de poker, dit-il en se tournant vers le maire. Qui y participait ?
— Moi et quelques amis, répondit Chaperon. Comme je l’ai déjà dit au capitaine.
— Qui était présent hier soir ?
— Serge Perrault, Gilles et moi.
— Ce sont vos partenaires habituels ?
— Oui.
— Vous pariez de l’argent ?
— Oui, de petites sommes. Ou des restaurants. Il n’a jamais signé de reconnaissances de dettes, si c’est à ça que vous pensez. D’ailleurs, Gilles gagnait très souvent : c’était un très bon joueur, ajouta-t-il avec un regard en direction de la veuve.
— Il ne s’est rien passé de particulier pendant cette partie ?
— Comme quoi ?
— Je ne sais pas. Une dispute…
— Non.
— Ça s’est passé où ?
— Chez Perrault.
— Et après ?
— Gilles et moi, nous sommes rentrés ensemble, comme toujours. Et puis, Gilles est parti de son côté et je suis allé me coucher.
— Vous n’avez rien remarqué pendant votre trajet ? Vous n’avez croisé personne ?
— Non, pas que je me souvienne.
— Il ne vous avait rien signalé d’anormal ces derniers temps ? demanda Ziegler à Nadine Grimm.
— Non.
— Il avait l’air soucieux, inquiet ?
— Non.
— Votre mari fréquentait-il Éric Lombard ?
Elle les regarda sans comprendre. Puis il y eut une brève étincelle dans ses yeux. Elle écrasa le mégot contre la rambarde et sourit.
— Vous croyez qu’il y a un rapport entre le meurtre de mon mari et cette histoire de cheval, c’est ça ? C’est grotesque !
— Vous n’avez pas répondu à ma question.
Elle eut un ricanement bref.
— Pourquoi quelqu’un comme Lombard irait-il perdre son temps à fréquenter un raté comme mon mari ? Non. Pas à ma connaissance.
— Auriez-vous une photo de votre mari ?
— Pour quoi faire ?
Servaz faillit perdre son sang-froid et oublier qu’elle était devenue veuve à peine quelques heures plus tôt. Mais il se contint.
— Il me faut une photo pour les besoins de l’enquête, répondit-il. Plusieurs seraient encore mieux. Récentes autant que possible.
Il croisa brièvement le regard de Ziegler et celle-ci comprit : le doigt tranché. Servaz espérait que la chevalière figurerait sur l’une des photos.
— Je n’ai aucune photo récente de mon mari. Et je ne sais pas où il a mis les autres. Je fouillerai dans ses affaires. Autre chose ?
— Pas pour le moment, répondit Servaz en se levant.
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