— Papa ? dit la voix de sa fille dans l’appareil.
— Connecte-toi sur ta webcam, dit-il.
— Tout de suite ?
— Oui, tout de suite.
Il s’assit et lança le logiciel de vidéoconférence. Au bout de cinq minutes, sa fille n’était toujours pas connectée et Servaz commençait à perdre patience quand l’avertissement « Margot est connectée » apparut dans le coin inférieur droit de l’écran. Servaz lança aussitôt la vidéo et une écharde de lumière bleue s’alluma au-dessus de la caméra.
Margot était dans sa chambre, une tasse fumante à la main, elle lui jeta un regard intrigué et prudent. Derrière elle, sur le mur, il y avait une grande affiche d’un film intitulé La Momie , avec un personnage armé d’un fusil sur fond de désert, de coucher du soleil et de pyramides.
— Qu’est-ce qui se passe ? dit-elle.
— C’est à moi de te demander ça.
— Pardon ?
— Tu laisses tomber le piano et le karaté, pourquoi ?
Il se rendit compte un peu tard que sa voix était beaucoup trop cassante et son approche trop abrupte. Évidemment, c’était le résultat de son attente, il le savait. Il détestait attendre. Mais il aurait dû s’y prendre autrement, commencer par évoquer des sujets moins brûlants et la faire sourire avec leurs blagues habituelles. Quelques principes élémentaires de manipulation, même avec sa propre fille.
— Oh ! Alors maman t’a appelé…
— Oui.
— Et qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ?
— C’est tout… Alors ?
— Ben, c’est très simple : je ne serai jamais qu’une pianiste médiocre, alors à quoi bon insister ? C’est pas mon truc, c’est tout.
— Et le karaté ?
— Ça me saoule.
— Ça te saoule ?
— Oui.
— Hmm-hmm. Comme ça, tout d’un coup ?
— Non, pas tout d’un coup : j’ai bien réfléchi.
— Et tu comptes faire quoi à la place ?
— J’en sais rien. Je suis obligée de faire quelque chose ? Il me semble que j’ai un âge où je peux décider toute seule, non ?
— C’est un argument qui se défend, reconnut-il en s’efforçant de sourire.
Mais, de l’autre côté, sa fille ne souriait pas. Elle fixait la caméra et, à travers elle, elle le fixait lui d’un œil noir. Dans la lumière de la lampe qui éclairait son visage de côté, le bleu sur sa pommette était encore plus visible. Son piercing à l’arcade étincelait comme un vrai rubis.
— Pourquoi toutes ces questions ? Vous étes en train de me faire quoi là ? demanda Margot, sa voix montant de plus en plus dans les aigus. Pourquoi est-ce que j’ai l’impression d’être l’objet d’un putain d’interrogatoire de police ?
— Margot, c’était juste une question… Et tu n’es pas obligée de…
— Ah bon ? Tu sais quoi, papa ? Si tu t’y prends toujours comme ça pour interroger tes suspects, tu ne dois pas obtenir beaucoup de résultats.
Elle donna un coup de poing sur le bord de son bureau et l’impact résonna dans le haut-parleur et le fit sursauter.
— Merde, ça fait chier !
Il se sentit devenir tout froid à l’intérieur. Alexandra avait raison : ce n’était pas le comportement habituel de leur fille. Restait à savoir si ce changement était provisoire et dû à des circonstances qu’il ignorait, ou bien à l’influence d’une autre personne.
— Désolé, ma puce, dit-il. Je suis un peu à cran à cause de cette enquête. Tu veux bien m’excuser ?
— Mm-mm.
— On se voit dans quinze jours, d’accord ?
— Tu me rappelleras avant ?
Il sourit intérieurement. Cette phrase appartenait à la Margot qu’il connaissait.
— Bien sûr. Bonne nuit, ma puce.
— Bonne nuit, papa.
Il remonta dans sa chambre, se débarrassa de sa veste sur le lit et chercha une mignonnette de scotch dans le minibar. Puis il sortit sur le balcon. Il faisait presque nuit, le ciel était dégagé, un peu plus clair à l’ouest qu’à l’est, au-dessus de la masse noire des montagnes. Quelques étoiles commençaient à percer, brillantes comme si on les avait astiquées. Servaz se dit qu’il allait faire très froid. Les illuminations de Noël formaient des coulées de lave scintillante dans les rues mais toute cette agitation lui parut dérisoire sous le regard immémorial des Pyrénées. Même le crime le plus atroce devenait petit, ridicule, face à l’éternité colossale des montagnes. Guère plus qu’un insecte écrasé sur une vitre.
Servaz s’appuya à la balustrade. Il rouvrit son téléphone.
— Espérandieu, répondit Espérandieu.
— J’ai besoin que tu me rendes un service.
— Qu’est-ce qui se passe ? Il y a du nouveau ?
— Non. Ça n’a rien à voir avec l’enquête.
— Ah bon.
Servaz chercha ses mots.
— Je voudrais qu’une ou deux fois par semaine tu files Margot à la sortie du lycée. Pendant, disons, deux ou trois semaines. Je ne peux pas le faire moi-même : elle me repérerait…
— Quoi ?
— Tu as bien entendu.
Au bout du fil, le silence s’éternisa. Servaz entendait du bruit en arrière-plan. Il comprit que son adjoint se trouvait dans un bar.
Espérandieu soupira.
— Martin, je ne peux pas faire ça.
— Pourquoi pas ?
— C’est contraire à toutes les…
— C’est un service que je demande à un ami, l’interrompit Servaz. Juste une fois ou deux dans la semaine pendant trois semaines. La suivre à pied ou en voiture. Rien de plus. Il n’y a qu’à toi que je puisse demander ça.
Nouveau soupir.
— Pourquoi ? dit Espérandieu.
— Je la soupçonne d’avoir de mauvaises fréquentations.
— Et c’est tout ?
— Je crois que son petit copain la bat.
— Merde !
— Oui, dit Servaz. Maintenant, imagine qu’il s’agisse de Mégan et que ce soit toi qui me le demandes. D’ailleurs, ça arrivera peut-être un jour.
— D’accord, d’accord, je vais le faire. Mais une ou deux fois par semaine, pas plus, on est d’accord ? Et dans trois semaines, j’arrête tout, même si je n’ai rien trouvé.
— Tu as ma parole, dit Servaz, soulagé.
— Que feras-tu si tes soupçons sont confirmés ?
— Nous n’en sommes pas là. Pour le moment, je veux juste savoir ce qui se passe.
— D’accord, mais admettons que tes soupçons se vérifient et qu’elle se soit mise à la colle avec un petit salaud tordu et violent, que vas-tu faire ?
— Est-ce que j’ai pour habitude d’agir impulsivement ? dit Servaz.
— Parfois.
— Je veux juste savoir ce qui se passe.
Il remercia son adjoint et raccrocha. Il pensait toujours à sa fille. À ses tenues, à ses tatouages, à ses piercings… Puis il voyagea en pensée jusqu’à l’Institut. Il vit les bâtiments en train de s’endormir lentement sous la neige, là-haut. À quoi rêvaient ces monstres, la nuit, dans leurs cellules ? Quelles créatures glissantes, quels fantasmes nourrissaient leur sommeil ? Il se demanda si certains restaient éveillés, les yeux ouverts sur leur macabre monde intérieur, convoquant le souvenir de leurs victimes.
Un avion passa loin au-dessus des montagnes, venant d’Espagne et se dirigeant vers la France. Un minuscule copeau d’argent, étoile filante, comète métallisée, ses feux de position palpitant dans le ciel nocturne — et Servaz sentit une nouvelle fois à quel point cette vallée était isolée, loin de tout.
Il rentra dans sa chambre et alluma la lumière.
Puis il sortit un livre de sa valise et s’assit à la tête du lit. Horace, les Odes.
En se réveillant le lendemain, Servaz constata qu’il avait neigé : les toits et les rues étaient blancs, l’air froid frappa sa poitrine. Il s’empressa de quitter le balcon et de retourner dans sa chambre, se doucha et s’habilla. Puis il descendit prendre son petit déjeuner.
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