Il se sentait glacé jusqu’aux os, il n’avait qu’une envie : filer d’ici. Il se demanda si ce n’était pas pour ça que la veuve Grimm les avait installés sur cette terrasse, pour les faire déguerpir plus vite. L’inquiétude et le froid lui tordaient le ventre. Car il venait d’apercevoir un détail qui l’avait frappé comme un coup de seringue, un détail qu’il était le seul à avoir remarqué : au moment où Nadine Grimm tendait le bras pour écraser sa cigarette sur la rampe, la manche de son pull était remontée… Bouche bée, Servaz avait nettement distingué les petites lèvres blanches, ressoudées, de plusieurs cicatrices sur son poignet osseux : cette femme avait tenté de mettre fin à ses jours.
Dès qu’ils furent dans la voiture, il se tourna vers le maire. Une idée avait fait son chemin pendant qu’il écoutait la veuve.
— Grimm avait-il une maîtresse ?
— Non, répondit Chaperon sans hésiter.
— Vous en êtes sûr ?
Le maire lui adressa un regard étrange.
— On n’est jamais sûr à 100 %. Mais, pour ce qui est de Grimm, j’en mettrais ma main à couper. C’était quelqu’un qui n’avait rien à cacher.
Servaz réfléchit pendant une seconde à ce que le maire venait de dire.
— S’il y a une chose que nous apprenons dans ce métier, dit-il, c’est que les gens sont rarement ce qu’ils paraissent. Et que tout le monde a quelque chose à cacher.
Au moment où il prononçait ces paroles, il leva les yeux vers le rétroviseur intérieur et fut le témoin, pour la deuxième fois en quelques minutes, d’une scène inattendue : Chaperon était devenu très pâle et, l’espace d’un instant, une terreur absolument pure se lut dans son regard.
Diane sortit de l’Institut et le vent glacial la cingla. Heureusement qu’elle avait revêtu sa doudoune, un pull à col roulé et des bottes fourrées. En traversant l’esplanade en direction de sa Lancia, elle sortit ses clefs. Elle était soulagée de pouvoir quitter un moment cet endroit. Assise derrière le volant, elle mit le contact et entendit le clac-clac du démarreur. Les voyants s’allumèrent mais ils s’éteignirent presque aussitôt. Rien d’autre ne se passa. Merde ! Elle recommença. Même résultat. Oh non ! Elle insista encore et encore, tournant et retournant la clef. Rien…
La batterie , songea-t-elle. Elle est morte .
Ou alors, c’est le froid .
Elle se demanda si quelqu’un à l’Institut pourrait l’aider mais une vague de découragement s’abattit sur elle sans prévenir. Elle resta immobile derrière le volant, à regarder les bâtiments à travers le pare-brise. Son cœur cognait sans raison particulière dans sa poitrine. Tout à coup, elle se sentit très loin de chez elle.
Ce soir-là, Servaz reçut un coup de fil de son ex-femme Alexandra. C’était à propos de Margot. Servaz se sentit immédiatement inquiet. Alexandra lui expliqua que leur fille avait décidé d’arrêter le piano et le karaté. Deux activités qu’elle pratiquait depuis le plus jeune âge. Elle n’avait donné aucun motif valable à sa décision : elle avait juste fait savoir à sa mère qu’elle ne reviendrait pas dessus.
Alexandra était désemparée. Depuis quelque temps, Margot avait changé. Sa mère avait l’impression qu’elle lui cachait quelque chose. Elle ne parvenait plus à communiquer avec leur fille comme avant. Servaz laissa son ex-femme s’épancher, tout en se demandant si elle s’était épanchée de la même façon auprès du beau-père de Margot, ou si celui-ci était tenu à l’écart. Sans se mentir sur sa propre mesquinerie, il se surprit à espérer que la seconde éventualité fût la bonne. Puis il demanda :
— Elle a un copain ?
— Je crois que oui. Mais elle refuse d’en parler. Ça ne lui ressemble pas.
Il demanda ensuite à Alexandra si elle avait fouillé dans les affaires de Margot. Il la connaissait assez pour savoir qu’elle l’avait sûrement fait. Comme il s’y attendait, elle répondit par l’affirmative. Mais elle n’avait rien trouvé.
— Maintenant, avec tous ces messages électroniques et ces SMS, on ne peut plus espionner leur courrier, fit observer Alexandra sur un ton de regret. Je suis inquiète, Martin. Essaie d’en savoir plus. À toi, elle se confiera peut-être.
— Ne t’inquiète pas. Je vais essayer de lui parler. Ce n’est sûrement rien.
Mais il revit le regard triste de sa fille. Ses yeux cernés. Et surtout le bleu à la pommette. Et il sentit ses entrailles se nouer de nouveau.
— Merci, Martin. Et toi, tu vas bien ?
Il éluda la question et lui parla de l’enquête en cours, sans toutefois rentrer dans les détails. Du temps où ils étaient mariés, Alexandra avait parfois des intuitions surprenantes et une vision innovante des choses.
— Un cheval et un homme nu ? C’est vraiment bizarre. Tu crois qu’il va y en avoir d’autres ?
— C’est ce que je crains, avoua-t-il. Mais ne parle de ça à personne. Pas même à ton monte-en-l’air, ajouta-t-il, refusant comme d’habitude d’appeler par son nom le pilote de ligne qui lui avait volé sa femme.
— Il faut croire que ces gens ont fait quelque chose de très moche, dit-elle après qu’il eut évoqué l’homme d’affaires et le pharmacien. Et qu’ils l’ont fait ensemble. Tout le monde a quelque chose à cacher.
Servaz l’approuva silencieusement. Tu sais de quoi tu parles, hein ? Ils avaient été mariés pendant quinze ans. Pendant combien d’années l’avait-elle trompé avec son pilote ? Combien de fois avaient-ils profité d’une escale commune pour s’envoyer en l’air — un terme idoine pour une hôtesse et un commandant de bord ? Et, chaque fois, elle rentrait à la maison et elle reprenait sa vie de famille comme si de rien n’était, avec toujours un petit cadeau pour chacun. Jusqu’au jour où elle avait sauté le pas. Elle lui avait dit pour se justifier que Phil ne faisait pas de cauchemars, qu’il n’avait pas d’insomnies — et « qu’il ne vivait pas au milieu des morts ».
— Pourquoi un cheval ? demanda-t-il. Quel rapport ?
— Je ne sais pas, répondit-elle avec indifférence — et il comprit ce que cette indifférence signifiait : que le temps où ils échangeaient des points de vue sur ses enquêtes était révolu. C’est toi le flic, ajouta-t-elle. Bon, il faut que je te laisse. Essaie de parler à Margot.
Elle raccrocha. À quel moment les choses avaient-elles mal tourné ? À quel moment leurs chemins avaient-ils commencé à se séparer ? Lorsqu’il s’était mis à passer de plus en plus de temps au bureau et de moins en moins chez lui ? Ou avant ? Ils s’étaient connus à l’université, et ils s’étaient mariés au bout de six mois à peine, contre l’avis de ses parents à elle. À cette époque, ils étaient encore étudiants ; Servaz voulait enseigner les lettres et le latin comme son père et écrire le « grand roman moderne » ; Alexandra, plus modestement, poursuivait des études de tourisme. Puis il était rentré dans la police. Officiellement sur un coup de tête. En vérité à cause de son passé.
« Il faut croire que ces gens ont fait quelque chose de très moche. Et qu’ils l’ont fait ensemble. »
Avec son esprit rapide et non policier, Alexandra avait mis le doigt sur l’essentiel. Mais Lombard et Grimm pouvaient-ils s’être livrés ensemble à quelque acte susceptible de provoquer une vengeance ? Cela lui parut aussitôt terriblement invraisemblable. Et si oui, que venait faire Hirtmann dans ce scénario ?
Soudain, une autre pensée envahit son esprit comme un nuage d’encre : Margot — était-elle en danger d’une quelconque façon ? Le nœud dans son estomac refusait de se défaire. Il attrapa sa veste et sortit de sa chambre. Descendu à la réception, il demanda s’il y avait un ordinateur et une webcam disponibles quelque part. La réceptionniste lui répondit que oui et sortit de derrière son comptoir pour le conduire à un petit salon. Servaz la remercia et ouvrit son téléphone portable.
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