Servaz sourit.
— Pas du tout, dit-il en pensant à la brigade. Je vois très bien de quoi vous voulez parler, docteur.
Xavier se détendit un peu.
— Vous voulez un café ?
— Volontiers.
Xavier se leva. Il y avait dans un coin une petite machine à dosettes et un tas de capsules dorées dans un panier. Il était bon, Servaz le fit durer. Dire que cet endroit le mettait mal à l’aise était un doux euphémisme. Il se demanda comment on pouvait travailler ici sans devenir fou à lier. Ce n’étaient pas seulement les pensionnaires. C’était aussi ce lieu : ces murailles, ces montagnes dehors.
— Bref, il est difficile de faire la part des choses, continua Xavier. Ici, tout le monde a ses petits secrets. Dans ces conditions, personne ne joue franc jeu.
Le Dr Xavier lui adressa un petit sourire d’excuse derrière ses lunettes rouges. Toi non plus, mon ami, se dit Servaz, tu ne joues pas franc jeu.
— Je comprends.
— Bien entendu, je vous ai dressé la liste de tous ceux qui ont été en contact avec Julian Hirtmann, mais ça ne veut pas dire que je les considère tous comme suspects.
— Ah non ?
— Notre infirmière chef, par exemple. C’est l’un des plus anciens membres de notre personnel. Elle était déjà là du temps du Dr Wargnier. Une bonne partie du fonctionnement de cet établissement repose sur sa connaissance des pensionnaires et sur ses compétences. J’ai la plus grande confiance en elle. Inutile de vous attarder sur son cas.
Servaz regarda la liste.
— Hmm. Élisabeth Ferney, c’est ça ?
Xavier hocha la tête.
— Une personne de confiance, insista-t-il.
Servaz leva la tête et scruta le psychiatre — qui rougit.
— Merci, dit-il en pliant la feuille et en la mettant dans sa poche. (Il hésita.) J’ai une question à vous poser, qui n’a rien à voir avec l’enquête. Une question à poser au psychiatre et à l’homme, pas au témoin.
Xavier haussa un sourcil intrigué.
— Croyez-vous à l’existence du Mal, docteur ?
Le silence du psychiatre dura plus longtemps que prévu. Pendant tout ce temps, derrière ses étranges lunettes rouges, il garda son regard fixé sur Servaz, comme s’il cherchait à deviner où le flic voulait en venir.
— En tant que psychiatre, répondit-il finalement, ma réponse est que cette question n’est pas du ressort de la psychiatrie. Elle est du ressort de la philosophie. Et plus spécifiquement de la morale. De ce point de vue-là, nous voyons que le Mal ne peut être pensé sans le Bien, l’un ne va pas sans l’autre. Vous avez entendu parler de l’échelle du développement moral de Kohlberg ? demanda le psy.
Servaz fit signe que non.
— Lawrence Kohlberg est un psychologue américain. Il s’est inspiré de la théorie de Piaget sur les paliers d’acquisition pour postuler l’existence de six stades de développement moral chez l’homme.
Xavier fit une pause, se rejeta dans son fauteuil et croisa ses mains sur son ventre en rassemblant ses idées.
— Selon Kohlberg, le sens moral d’un individu s’acquiert par paliers successifs au cours du développement de sa personnalité. Aucune de ces étapes ne peut être sautée. Une fois un stade moral atteint, l’individu ne peut revenir en arrière : il a acquis ce niveau pour la vie. Cependant, tous les individus n’atteignent pas le dernier niveau, loin s’en faut. Beaucoup s’arrêtent à un stade moral inférieur. Enfin, ces étapes sont communes à l’ensemble de l’humanité, elles sont les mêmes quelles que soient les cultures, elles sont transculturelles.
Servaz sentit qu’il avait éveillé l’intérêt du psychiatre.
— Au niveau 1, commença Xavier avec enthousiasme, est bien ce qui fait l’objet d’une récompense et mal ce qui fait l’objet d’une punition. Comme quand on tape sur les doigts d’un enfant avec une règle pour lui faire comprendre que ce qu’il a fait est mal. L’obéissance est perçue comme une valeur en soi, l’enfant obéit parce que l’adulte a le pouvoir de le punir. Au niveau 2, l’enfant n’obéit plus seulement pour obéir à une autorité mais pour obtenir des gratifications : il commence à y avoir échange…
Xavier eut un petit sourire.
— Au niveau 3, l’individu arrive au premier stade de la morale conventionnelle, il cherche à satisfaire les attentes des autres, de son milieu. C’est le jugement de la famille, du groupe, qui importe. L’enfant apprend le respect, la loyauté, la confiance, la gratitude. Au niveau 4, la notion de groupe s’élargit à la société tout entière. C’est le respect de la loi et de l’ordre. On est toujours dans le domaine de la morale conventionnelle, c’est le stade du conformisme : le bien consiste à accomplir son devoir, le mal est ce que la société réprouve.
Xavier se pencha en avant.
— À partir du niveau 5, l’individu s’affranchit de cette morale conventionnelle et la dépasse. C’est la morale post-conventionnelle. D’égoïste, l’individu devient altruiste. Il sait aussi que toute valeur est relative, que les lois doivent être respectées mais qu’elles ne sont pas forcément bonnes. Il pense avant tout à l’intérêt collectif. Au niveau 6, enfin, l’individu adopte des principes éthiques librement choisis qui peuvent entrer en contradiction avec les lois de son pays s’il juge celles-ci immorales. C’est sa conscience et sa rationalité qui l’emportent. L’individu moral de niveau 6 a une vision claire, cohérente et intégrée de son propre système de valeurs. C’est un acteur engagé dans la vie associative, dans le caritatif, un ennemi déclaré de l’affairisme, de l’égoïsme et de la cupidité.
— C’est très intéressant, dit Servaz.
— N’est-ce pas ? Inutile de vous dire qu’un grand nombre d’individus restent bloqués aux stades 3 et 4. Il existe aussi pour Kohlberg un niveau 7. Fort rares sont ceux qui l’atteignent. L’individu de niveau 7 baigne dans l’amour universel, la compassion et le sacré, bien au-dessus du commun des mortels. Kohlberg ne cite que quelques exemples : Jésus, Bouddha, Gandhi… D’une certaine manière, on pourrait dire que les psychopathes, eux, restent coincés au niveau 0. Même si ce n’est pas une notion très académique pour un psychiatre.
— Et vous pensez qu’on pourrait établir, de la même façon, une échelle du mal ?
À cette question, les yeux du psychiatre étincelèrent derrière ses lunettes rouges. Il passa une langue gourmande sur ses lèvres.
— C’est une question très intéressante, dit-il. J’avoue me l’être déjà posée. Sur une telle échelle, quelqu’un comme Hirtmann serait à l’autre bout du spectre, une sorte de miroir inversé des individus de niveau 7, en somme…
Le psychiatre le fixait droit dans les yeux, à travers le verre de ses lunettes. Il avait l’air de se demander à quel niveau Servaz s’était arrêté. Celui-ci sentit qu’il se remettait à suer, que de nouveau son pouls s’accélérait. Quelque chose était en train d’éclore dans sa poitrine. Une peur panique… Il revit les phares dans son rétroviseur, Perrault hurlant dans la cabine, le cadavre nu de Grimm pendu sous le pont, le cheval décapité, le regard du géant suisse posé sur lui, celui de Lisa Ferney dans les couloirs de l’Institut… La peur était là depuis le début, au fond de lui… Comme une graine… Qui ne demandait qu’à germer et à s’épanouir… Il eut envie de prendre ses jambes à son cou, de fuir cet endroit, cette vallée, ces montagnes…
— Merci docteur, dit-il en se levant précipitamment.
Xavier se leva en souriant et tendit une main au-dessus du bureau.
— Je vous en prie. (Il retint un instant la main de Servaz dans la sienne.) Vous avez l’air très fatigué, vous avez vraiment une sale tête, commandant. Vous devriez vous reposer.
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