— Tu as peut-être raison. (Il perçut sa déception.) Plus tard, alors.
Il hésita.
— Ce dîner… est-ce que ça veut dire que… ?
— Le passé est le passé, Martin. Mais l’avenir, c’est un joli mot aussi, tu ne trouves pas ? Tu te souviens de ce langage qu’on avait inventé ? Rien que pour nous deux ?
Et comment qu’il s’en souvenait. Il avala sa salive. Sentit ses yeux s’embuer. C’était sans doute l’effet du médicament et de l’adrénaline qui continuait de courir dans ses veines, toute cette émotion…
— Oui… oui… bien sûr, répondit-il, la gorge nouée. Comment j’aurais pu…
— Guldenrêves , Martin, dit la voix au bout du fil. Prends soin de toi, s’il te plaît… Je… À très vite.
Son téléphone bourdonna de nouveau cinq minutes plus tard. Comme la fois précédente, Espérandieu répondit le premier avant de lui passer l’appareil.
— Commandant Servaz ?
Il reconnut immédiatement la voix juvénile. Elle n’avait plus du tout la même intonation que la dernière fois où il l’avait entendue.
— Ma mère vient de m’appeler. Le directeur de la prison m’a informé que je serai libéré demain matin à la première heure, que plus aucune charge n’est retenue contre moi.
Servaz percevait les bruits ordinaires de la prison derrière la voix, même à cette heure-ci.
— Je voulais vous remercier…
Il se sentit rougir. Il n’avait fait que son travail. Mais le gamin semblait très ému à l’autre bout du fil.
— Euh… vous avez fait du bon boulot, dit-il. Je sais tout ce que je vous dois.
— L’enquête n’est pas finie, se hâta de préciser Servaz.
— Oui, je sais, vous avez une autre piste, il paraît… Cet accident de bus ?
— Tu y étais, toi aussi, Hugo. J’aimerais que nous en parlions. Dès que tu t’en sentiras le courage, bien sûr. Je sais que ce n’est pas facile, que ce n’est pas un souvenir agréable. Mais j’ai besoin que tu me racontes tout ce qui s’est passé cette nuit-là.
— Bien sûr. Je comprends. Vous croyez que l’assassin peut être un des rescapés, n’est-ce pas ?
— Ou le parent d’une des victimes, précisa Servaz. Nous avons découvert… (Il hésita à aller plus loin.) Nous avons découvert que le chauffeur du bus a été assassiné lui aussi. Tout comme Claire et Elvis Elmaz et probablement le chef des pompiers… Ça ne peut pas être une coïncidence. Nous sommes tout près.
— Seigneur, murmura Hugo. Je le connais peut-être alors…
— C’est possible.
— Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Il faut que vous vous reposiez… Sachez que je vous serai éternellement reconnaissant pour ce que vous avez fait, en tout cas. Bonsoir, Martin .
Servaz reposa l’appareil sur la table de chevet. Il se sentait étrangement ému.
— Si je comprends bien ce que vous me dites, articula le juge stupéfait, les doigts joints sous son menton, vous étiez à Paris en compagnie du probable futur candidat de l’opposition à l’élection présidentielle le soir où Claire Diemar a été tuée.
Le magistrat n’était plus du tout pressé de rentrer chez lui à présent. Plus du tout. Paul Lacaze hocha la tête.
— C’est ça. Je suis rentré de nuit par l’autoroute. Mon chauffeur pourra vous le confirmer.
— Et, bien sûr, il y a d’autres personnes que votre chauffeur qui pourraient en témoigner le cas échéant ? Ce membre de l’opposition, par exemple ? Ou bien son entourage immédiat ?
— Si cela devient nécessaire uniquement. Mais j’espère que nous n’aurons pas à en arriver là…
— Pourquoi ne pas l’avoir dit avant ?
Le député esquissa un sourire triste. Le palais de justice s’était vidé et ses couloirs étaient silencieux. Ils ressemblaient à deux conspirateurs. Ce qu’ils étaient, tout compte fait.
— Vous vous rendez bien compte que si cela vient à se savoir, ma carrière politique est finie… Et vous savez comme moi qu’il n’y a pas de secret de l’instruction dans ce pays, que tout finit toujours dans la presse. Vous comprendrez donc qu’il était extrêmement difficile pour moi d’en parler dans ces bureaux ou dans ceux de la police.
Les mâchoires du juge d’instruction se crispèrent. Il n’aimait pas que la probité des représentants de la justice soit mise en cause.
— Mais en prenant le risque d’être mis en examen, vous en avez aussi pris un énorme pour votre carrière.
— Le temps me manquait. Il fallait que je réagisse… et que je choisisse entre deux maux. Je n’avais évidemment pas prévu qu’il arriverait le même soir ce… ce qui s’est passé. Et c’est pourquoi il faut que vous trouviez le coupable le plus rapidement possible, monsieur le juge. Parce que ainsi je serai blanchi, ceux qui auront suggéré que je puisse être coupable seront décrédibilisés et je reviendrai sur le devant de la scène comme l’homme politique intègre qu’on a cherché à abattre.
— Mais alors, pourquoi me faire ces aveux maintenant ?
— Parce que j’ai cru comprendre que vous aviez une autre piste… cette histoire d’accident…
Le juge fronça les sourcils. Le député était décidément bien renseigné.
— Et ?
— Dès lors, il n’est peut-être pas nécessaire de consigner cet… entretien informel que nous avons quelque part. D’ailleurs, je ne vois aucun greffier, dit Lacaze en feignant de regarder autour de lui.
Sartet eut à son tour un demi-sourire :
— D’où la visite tardive…
— J’ai parfaitement confiance en vous, monsieur le juge, insista Lacaze. Mais en vous seulement. J’ai beaucoup moins confiance dans ceux qui vous entourent. On m’a vanté votre probité.
Le juge prit avec un sourire cette flatterie un peu grossière, mais, bien qu’il n’en laissât rien paraître, elle fit néanmoins son effet. En outre, il était tout aussi flatté de se retrouver, lui, petit juge d’instruction, au cœur d’une possible affaire d’État.
— Les informations concernant votre relation avec cette enseignante ont commencé à filtrer dans la presse, fit-il remarquer. Elles aussi risquent de nuire à votre carrière. Surtout compte tenu de l’état de santé de votre femme…
Un pli se dessina sur le front de Lacaze, mais il balaya l’argument d’un geste.
— Beaucoup moins cependant qu’une collusion avec le parti adverse ou un meurtre, répondit-il. Et une lettre que j’ai écrite à Claire peu avant sa mort va opportunément tomber dans les mains de la presse. On y lit que j’avais décidé de rompre avec elle pour me dévouer entièrement à mon épouse malade. Que je ne voulais plus la voir, mais consacrer au contraire toute mon énergie et mon dévouement à Suzanne. Je précise que cette lettre, je l’ai vraiment écrite. Elle est parfaitement authentique. Simplement, je n’avais pas prévu de la rendre publique…
Sartet transperça son vis-à-vis du regard avec un frisson de dégoût et d’admiration mêlés.
— Dites-moi juste une chose. La raison de cette rencontre à haut risque avec l’opposition, c’était bien pour refaire le coup de Chirac en 1981, n’est-ce pas ? Vous vous entendez avec le futur candidat probable de l’opposition à la prochaine élection présidentielle, vous lui assurez que bien des voix de votre parti se reporteront sur lui au second tour et comme ça, dans cinq ans, vous vous présentez contre lui.
— On n’est plus en 1981, le corrigea Lacaze. Les gens de mon parti ne voteront certainement pas pour un candidat de l’opposition sauf — peut-être — si sa politique économique est raisonnable et a déjà fait ses preuves ailleurs. Et s’ils désapprouvent celle de notre actuel Président… J’ai peur que sa cote de popularité ne lui permette pas de se faire réélire, de toute façon.
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