Ils avaient passé l’après-midi à se balader à L’Hospitalet et à Saint-Martin, à échafauder différentes hypothèses, à boire tellement de café que Servaz commençait à avoir la nausée. Dès que le jour se mit à décliner, ils se rabattirent sur l’hôtel, prétextèrent qu’ils étaient fatigués et s’enfermèrent dans la chambre. Elle possédait deux lits, un grand et un plus étroit, ce qui leur parut à tous deux un signe. Servaz n’avait pas voulu attirer l’attention en demandant deux chambres. Il s’apprêtait à dormir dans le fauteuil s’il y en avait un mais voilà qui mettait fin à la question.
Son problème était cependant qu’ils n’avaient pas prévu de se retrouver dans une même chambre d’hôtel après la nuit de la veille et qu’y être contraints par les événements rendait la situation encore plus embarrassante. Il sentait bien que Kirsten éprouvait la même gêne que lui. Chaque mouvement qu’elle faisait dans cet espace réduit semblait presque aussi contrôlé que celui d’un astronaute à bord de la Station spatiale internationale. Et il n’y avait qu’une seule fenêtre — ce qui les obligeait à se frôler et à être si proches qu’il pouvait presque sentir la chaleur qui émanait de son corps tout comme le parfum qui montait de son cou et de ses poignets.
Au cours de leur promenade, Servaz avait obtenu confirmation de l’immat’ et plus d’informations sur le couple : Roland et Aurore Labarthe, quarante-huit et quarante-deux ans. Officiellement sans enfants. Selon Espérandieu, il enseignait la psychologie interculturelle et la psychopathologie à l’université Jean-Jaurès de Toulouse, elle était sans profession officielle. Il fallait qu’ils se renseignent sur l’adoption de Gustav — fictive ou réelle. Dans quelles conditions avait-elle eu lieu ? Où étaient les papiers ? Que savaient le maire et l’institution scolaire de sa situation ? Était-il possible, en 2016, d’avoir un enfant chez soi qui ne soit pas le sien ? Probablement. Pour un certain temps du moins. Le chaos planétaire et les complexités de l’administration abandonnaient des pans entiers de la société à l’arbitraire et à l’absence de contrôles.
À l’extérieur, la nuit tombait rapidement sur la montagne de glace, les ténèbres s’épaississaient dans les creux comme sur les sommets et les lumières s’étaient allumées là-bas, dans plusieurs pièces du grand chalet. Cependant, Labarthe et Gustav n’étaient pas encore reparus. De temps en temps, ils apercevaient la silhouette altière, élancée, de la maîtresse de maison qui passait d’une pièce à l’autre, parfois avec un téléphone collé à l’oreille ou pianotant des messages sur son appareil. Servaz songea qu’il devrait demander au juge une mise sur écoute. Puis, tout soudain, ils virent passer la Volvo sous la fenêtre, roulant prudemment et silencieusement sur les ornières blanches de la chaussée enneigée ; ils ne l’avaient pas entendue arriver. Ses feux de stop évoquant deux yeux rouges et incandescents s’éloignèrent vers le chalet et la blonde apparut sur le perron, dans la lueur des phares, tout sourire. Elle accueillit Gustav en le prenant dans ses bras et le poussa à l’intérieur, puis embrassa son mari. Servaz trouva que leur langage corporel avait quelque chose de factice et de forcé. Il avait récupéré ses jumelles dans la boîte à gants et il les passa à Kirsten.
Dans l’objectif, Aurore Labarthe apparaissait plus clairement. Une maîtresse femme. Belle mais d’une beauté mondaine, glaçante, le nez un peu long, les lèvres minces, un cou de cygne, la peau extrêmement pâle. Il estima qu’elle devait mesurer au moins un mètre soixante-quinze, sans doute plus. Silhouette athlétique mais sèche. Elle avait revêtu une sorte de longue tenue écrue qui lui descendait jusqu’aux chevilles et on eût dit une vestale romaine. Servaz nota qu’elle était pieds nus, même quand elle marcha sur le perron de bois qui portait encore des traces de neige. Quelque chose dans ses traits, son regard, son attitude le mettait profondément mal à l’aise. Il se dit qu’au lieu d’Aurore, elle aurait pu s’appeler « Ombre » ou « Nuit ».
— Look , dit soudain Kirsten à côté de lui.
Elle avait posé son laptop sur ses genoux et consultait Internet depuis un moment déjà. Elle tourna l’écran vers lui. Servaz vit un site de vente de livres en ligne. Les couvertures portaient toutes le nom de Roland Labarthe. Il parcourut les titres. Sade, la libération par l’enfermement, Fais ce que voudras : Thélème de Rabelais à Alistair Crowley, Éloge du mal et de la liberté, Le Jardin des délices, de Sacher-Masoch au BDSM [11] Pratiques sexuelles comprenant le bondage, le sado-masochisme, la domination et la soumission.
. Soudain, son regard s’arrêta sur le cinquième titre.
Julian Hirtmann ou le Complexe de Prométhée.
Il frissonna. Se souvint d’une phrase : « Les démons sont malicieux et puissants. » Où avait-il lu ça ? Elle était là, la connexion… En dehors du fait que les titres étaient aussi ronflants qu’on était en droit d’attendre de la part d’un universitaire, ils établissaient un lien direct entre les deux hommes. Le Suisse avait été un objet d’étude pour Labarthe. Cette curiosité intellectuelle avait-elle été poussée jusqu’à la fascination ? Jusqu’à la complicité ? De toute évidence, il en avait la preuve sous les yeux. Servaz n’ignorait pas qu’Hirtmann possédait nombre de fans sur Internet, cette invention merveilleuse qui avait changé la face du monde — qui permettait à Daech d’infecter des cerveaux fragiles avec ses idées mortifères, à des gamins d’en harceler d’autres jusqu’à les pousser au suicide, à des pédophiles de se repasser des photos d’enfants nus, à des millions d’individus de déverser leur haine sur d’autres à l’abri de l’anonymat…
Il fallait qu’il se procure ce bouquin. Le Complexe de Prométhée … Servaz se souvenait vaguement de ses cours de philo, au temps lointain où il voulait devenir écrivain et où il étudiait les lettres modernes. Le complexe de Prométhée figurait dans un ouvrage de Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu . C’était loin, mais il croyait se souvenir que, d’après Bachelard, pour conquérir le feu, c’est-à-dire la connaissance et la sexualité, le petit Prométhée devait passer outre l’interdiction paternelle d’y toucher ; le complexe de Prométhée désignait la tendance qu’ont les fils à vouloir rivaliser d’intelligence et de connaissance avec leurs pères, à vouloir en savoir autant qu’eux ou davantage. Un truc comme ça… Labarthe avait-il découvert quelque chose dans le passé du Suisse ? Était-ce le Suisse qui était entré en contact avec l’universitaire après avoir lu le livre que ce dernier lui avait consacré ?
Il regarda par la fenêtre.
La nuit était totale à présent. Seule la neige bleutée émergeait des ténèbres comme un drap jeté sur des meubles dans une pièce obscure. Les fenêtres du chalet ruisselaient de lumière. Brusquement, Servaz vit Gustav s’approcher de l’une d’elles, coller son nez à la vitre et observer dehors. Dans l’objectif des jumelles, il vit que le garçonnet était en pyjama. Il avait l’air perdu dans un rêve intérieur. Pendant un court instant, il ne put s’empêcher de fixer la petite bouille fatiguée et triste — et il eut l’impression qu’un gouffre s’ouvrait dans son ventre. Servaz détourna les yeux. Y avait-il la plus infime probabilité qu’il fût en train d’observer son fils ? Cette perspective l’effrayait au-delà de toute mesure. Que se passerait-il si jamais c’était le cas ? Il ne voulait pas d’un fils non désiré. Il refusait cette responsabilité. Son fils … Vivant avec cet intellectuel obsédé par la transgression et son glaçon de femme. Non, c’était absurde. Il se tourna néanmoins vers Kirsten.
Читать дальше