* * *
Devant la fenêtre, derrière les barreaux, je fume une cigarette. Je pense à Tama. Je ne pense qu’à elle, de toute façon.
Comment a-t-elle pu me trahir aussi vite ?
Je n’arrive même pas à la détester. Je continue de l’aimer même si j’ai envie de la tuer.
J’espère que Greg fera le nécessaire mais c’est déjà trop tard. Je ne trouve plus le sommeil, le repos. Ma poitrine est lourde de chagrin et de haine, mon cœur ne bat plus ; il se débat.
Par moments, je me dis qu’elle ne m’a pas trompé. Qu’elle lui a juste rendu visite. Qu’ils ont parlé bouquins et bu du café. Qu’il ne me l’a pas volée, pas encore.
Mais malgré ces sursauts d’espoir, quelque chose s’est brisé en moi. Un rouage essentiel.
Tama, c’était mon refuge, mon abri, ma tanière.
C’était ma force, ma faiblesse, mon envie.
Tama, c’était le ciment qui comblait mes failles et m’empêchait de me disloquer.
Le phare au milieu des tempêtes. La voile qui me permettait d’avancer.
Tama, c’était tout pour moi.
Je m’effondre sur mon lit et écoute les ronflements de mon codétenu. Puisqu’il dort, je peux chialer sans craindre d’être découvert.
Car ici, pour rester en vie, il ne faut jamais dévoiler la moindre faiblesse. Affûter ses armes, endosser une armure, forger son bouclier. Frapper le premier, savoir encaisser.
Malgré ce que j’ai appris, Tama me manque. Sa peau, son regard, ses mains, son sourire, le son de sa voix. Je ferme les yeux et l’imagine contre moi. Mais l’instant d’après, je l’imagine en train de se faire sauter par Tristan et ma poitrine s’ouvre sur un râle de douleur.
Sans elle, combien de temps vais-je tenir ici ?
Je serre les dents, je serre les poings. Impuissant, dévasté. J’enfouis mon visage dans l’oreiller pour étouffer mes cris, ma rage, mes pleurs.
Les heures passent, mon désespoir empire.
Au beau milieu de la nuit, la mort apparaît devant moi. Elle s’est travestie en Tama pour m’attirer dans ses filets. Elle me tend la main, m’appelle d’une voix douce. Elle me promet monts et merveilles.
Elle me promet l’oubli.
Oublier Darqawi, Tama et tout le reste.
Oublier la douleur, les trahisons, les humiliations.
Oublier quel enfant j’ai été, quel homme je suis devenu.
Je me rends compte que je l’ai toujours désirée. Que je l’ai défiée chaque jour. En prenant les armes, en braquant les banques et les fourgons.
Je l’ai toujours voulue.
Et je n’ai qu’une envie. Cesser de lui résister.
* * *
Réfugiée au fond du placard, je grelotte sur le sol. Je n’ai rien pour me couvrir et le froid m’attaque de toutes parts, plantant ses crocs acérés dans ma chair tendre.
Ce réduit doit faire deux ou trois mètres carrés. De chaque côté, des étagères qui croulent sous les cartons. Comme l’interrupteur est à l’extérieur, je reste dans l’obscurité. Au-dessus de la porte, il y a une petite imposte et lorsque Greg allume le couloir, une maigre lueur s’invite dans ma cellule.
Les coups portés par ce salopard me font souffrir le martyre.
Ils me font bien plus mal que ceux portés par Izri.
Je rêve de pouvoir me laver, débarrasser mon corps de son empreinte, de son odeur ignoble que je sens partout sur moi.
Je suis sale, je suis brisée. Je pense à Izri sans relâche avec le stupide espoir qu’il peut m’entendre.
Pourtant, il faut que je tienne. Pour lui, pour nous.
Il faut que je trouve le moyen de m’enfuir et de parler à Iz. Il faut qu’il sache la vérité car ce mensonge pourrait le tuer.
Plus les heures passent, plus je m’enfonce dans les ténèbres.
Izri, mon amour, je sais que je ne dois pas abandonner. Je sais que je n’ai pas le droit. Mais j’ignore si je pourrai résister très longtemps…
Quand mes paupières s’ouvrent, le jour s’est levé quelque part.
Je n’ai pas dormi, seulement plongé dans le coma. Et je suis étonnée de respirer, de vivre encore.
La douleur me cloue sur le sol, je me mets à claquer des dents.
Je crois que c’est le froid qui m’a sortie du puits sans fond où je m’étais abîmée. Lorsque j’essaie de me redresser, des pics à glace s’enfoncent dans mes chairs meurtries. Tout me fait mal, en ce matin gris. Chaque tendon, chaque muscle, chaque ligament est une souffrance. Chaque centimètre de peau est une brûlure, chaque respiration, une épreuve.
Mais depuis longtemps maintenant, je sais que vivre est une épreuve.
J’ai l’impression d’un cauchemar que j’aurais fait cent fois, mille fois. L’impression que ça ne s’arrêtera jamais. Quelle divinité ai-je pu offenser pour mériter un tel châtiment ?
Je regarde mes mains écorchées et me demande combien de temps encore mon corps résistera.
Je regarde le sang séché sur mes jambes et me demande combien de temps mon esprit mettra à basculer dans la folie.
Et surtout, ce matin, je me demande si la mort ne serait pas plus douce que la vie.
La vie loin d’Izri.
Elle s’habituait à Gaïa, aussi douce que Gabriel l’avait promis.
Depuis qu’ils avaient quitté la maison, il n’avait pas prononcé vingt mots, mais ça ne la dérangeait pas. Ce silence, ces paysages grandioses, cette nature sauvage, parfois inquiétante, tout cela lui redonnait l’envie de vivre.
L’envie de se souvenir, d’affronter son passé, aussi terrifiant soit-il.
Ils étaient sortis de la forêt, étaient passés non loin de sa tombe.
Était-elle en sursis ? Finirait-elle dans ce trou immonde ?
Apprivoiser l’homme qui chevauchait près d’elle. Le persuader qu’elle devait vivre, qu’elle ne représentait aucun danger pour lui.
Après avoir traversé un plateau balayé par les vents, ils étaient redescendus par un étroit chemin qui bordait un vertigineux ravin.
Ici, tout était rude et beau.
Tout était vrai.
Elle aurait aimé que ce décor magnifique lui rappelle quelque chose. Qu’il réveille un souvenir, suscite une émotion. Elle ignorait ce qu’elle avait fui, qui l’avait blessée ou enfermée, mais elle n’avait pas pu atterrir ici par hasard. En traçant la route jusqu’à cet endroit perdu, elle avait forcément suivi un but.
— Vous avez bien dit que j’avais eu un accident de voiture ? fit-elle soudain.
— Exact.
— Et qu’avez-vous fait de ma voiture ?
— Je l’ai mise dans l’un de mes garages, révéla Gabriel.
— Je pourrais la voir ? Elle me rappellera peut-être un souvenir… C’est quoi ?
— Une Audi, un gros modèle. Pas une voiture de gonzesse en tout cas !
— Ah… Mais avec l’immatriculation…
— Tu crois que je t’ai attendue ? coupa Gabriel. L’immatriculation ne correspond à rien.
— C’est bizarre…
— En effet. Aucun département n’est indiqué sur la plaque. Tu viens de nulle part !
— Je ne sais pas d’où je viens, je ne sais pas où je vais, je ne sais pas qui je suis… Et je ne sais pas qui vous êtes.
— La vie n’est qu’une série de questions… Espérons que la mort sera une série de réponses.
Drôle de philosophie.
— Tu as envie qu’on accélère un peu ? proposa-t-il soudain.
— Euh… Je préfère pas, non ! bafouilla-t-elle.
— Quand on conduit une Audi RS, on n’a pas peur de galoper sur un cheval !
— Mais…
— Accroche-toi au pommeau. C’est parti !
Il glissa un mot à l’oreille de Maya, qui s’élança sur la piste large et plate. Gaïa fit de même et la jeune femme tenta de surmonter son appréhension.
Au bout de trois minutes, les chevaux reprirent leur rythme de croisière et Gabriel se retourna pour vérifier que son invitée était toujours en selle.
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