Izri rentre pour déjeuner, une pizza dans les mains. Depuis qu’il m’a appris la mauvaise nouvelle, il essaie de passer plus de temps avec moi.
Il me trouve dans le salon, entourée de mes livres. Il regarde le titre de celui que je suis en train de lire et fronce les sourcils.
— C’est quoi ? demande-t-il.
— Un livre sur le deuil, dis-je. L’auteur a écrit ce qu’il a ressenti après avoir perdu son père alors qu’ils étaient fâchés… Il explique comment il s’en est sorti.
Izri ne semble pas convaincu.
— C’est Tristan qui me l’a conseillé. Il a dit que ça pourrait m’aider…
Quand je vois le visage d’Izri, je réalise que je viens de dire une énorme connerie.
Tristan . Un prénom à ne jamais prononcer.
— Tu racontes ta vie au libraire ? me balance Izri.
Il a parlé d’un ton calme, mais, dans ses yeux gris, une tempête s’est levée.
— Je lui ai juste dit que j’avais perdu mon père et…
— Qu’est-ce que tu lui as confié d’autre, à ce cher Tristan ? interroge Izri en allumant une cigarette. Tu lui as dit que tu vivais avec un braqueur ?
— Bien sûr que non !
— Et il connaît notre adresse ?
— Mais non, enfin ! Qu’est-ce que tu racontes ?
Je viens me coller contre lui, l’embrasse.
— Ça me fait plaisir que tu sois là, dis-je. Et jamais je ne te trahirai…
— Vaudrait mieux pas, murmure Izri.
* * *
J’ai emprunté la voiture d’un de mes hommes. Une BMW noire aux vitres teintées. Je me suis garé non loin de la librairie tenue par mon ami Tristan.
Mercredi, il est 15 heures ; la librairie vient d’ouvrir, Tama ne devrait plus tarder.
Je baisse la vitre, allume une cigarette. Tristan sort quelques casiers remplis de livres d’occasion qu’il installe devant sa devanture. La première chose que je constate, c’est qu’il n’a pas cinquante ans comme l’a prétendu Tama. Plutôt trente. De taille moyenne, bien plus petit que moi, il n’est pas très baraqué. Les cheveux clairs, un visage agréable.
Une belle petite gueule.
Le sang bouillonne dans mes veines, une colère noire serre ma gorge et mes poings. Tama m’a menti.
Tama a osé me mentir.
La voilà qui arrive. Elle porte le manteau beige que je lui ai offert, sur une jupe plutôt courte. Ses jambes sont gainées dans des bas noirs. Elle est terriblement sexy.
Je remonte la vitre presque jusqu’en haut et la regarde pousser la porte de la librairie. Il faudrait que je m’approche pour voir à l’intérieur.
Mais si je fais ça, Tristan sera un libraire mort.
Nous nous asseyons sur la banquette, au fond de la librairie et Tristan me demande si j’ai apprécié les livres qu’il m’a conseillés mercredi dernier. Puis il me montre ce qu’il a prévu pour moi aujourd’hui. Je feuillette chaque livre, détaille chaque quatrième de couverture. Ensuite, comme à mon habitude, je jette un œil sur les nouveautés. Je sens que Tristan m’observe, qu’il ne me lâche pas des yeux.
— Mon percolateur est tombé en panne, m’apprend-il. Alors, je vous invite à prendre un café au troquet qui est juste à côté !
Je lui réponds d’un sourire timide. J’hésite à m’installer au bar avec un homme qui n’est pas le mien.
— Mais vous ne pouvez pas laisser la librairie sans surveillance !
— Je fermerai un quart d’heure, ce n’est pas grave, m’assure-t-il en enfilant sa parka. En plus il fait beau aujourd’hui, nous pourrons nous mettre en terrasse !
Il quitte le magasin, je le suis. Il verrouille la porte, nous marchons cinquante mètres jusqu’au bar qui fait l’angle de la rue. Nous nous installons à l’extérieur et Tristan commande deux cafés avant de me raconter sa semaine.
Suivent deux autres cafés. Ça fait maintenant vingt minutes que nous sommes là, je regarde autour de moi. J’ai tellement peur de voir arriver Iz…
— Je peux vous poser une question indiscrète ? demande-t-il.
— Allez-y…
— Vos cicatrices, sur la main… D’où viennent-elles ?
Dans un réflexe, ma main droite se cache sous la table.
— Un accident, réponds-je. Quand j’étais petite, je l’ai posée sur une plaque de cuisson.
— Mais… ce n’est pas seulement une brûlure, fait Tristan. On dirait que vos doigts ont été brisés…
Inventer un mensonge, encore un.
— Oui… Quelques années plus tard, quelqu’un a claqué la portière d’une voiture sur ma main.
J’ignore si le libraire me croit. Heureusement, il change de sujet.
— Vous êtes mariée ?
— Non, mais je vis avec quelqu’un.
Malgré son sourire de circonstance, je vois bien que ma réponse le rend triste.
— Et vous ?
— Moi, je suis divorcé. Ma femme m’a quitté il y a deux ans.
— Vous avez des enfants ?
— Non. Et vous ?
— Moi non plus ! dis-je.
— Vous êtes encore bien jeune, vous avez le temps…
J’ai légèrement — et discrètement — avancé la voiture pour m’approcher du bar. Ils ont déjà bu deux cafés, je sens des larmes monter jusqu’à mes yeux. Je ne vais pas tarder à broyer le volant.
J’attends le moment où il lui prendra la main. Le moment où ils s’embrasseront. Le moment où ce putain de libraire signera son arrêt de mort.
Il appelle le serveur et commande deux cafés supplémentaires. Puis il continue à parler et à sourire à Tama.
Comme si elle était à lui.
Comme s’il en avait le droit.
Elle lui offre ses sourires enjôleurs, ses regards de lionne.
Tandis que moi, je me transforme en fauve.
— Il va falloir que j’y aille, dis-je.
Tristan règle l’addition et nous repartons vers la librairie. En plus des livres que j’achète, Tristan me fait cadeau d’un ouvrage supplémentaire. Une belle histoire d’amour , me dit-il avec un sourire triste. Je le remercie, lui serre la main et lui promets de revenir la semaine prochaine.
Sur le chemin du retour, je fais une halte dans un magasin de vêtements et choisis une jolie chemise pour Izri. Comme si j’avais quelque chose à me faire pardonner. En vérité, je n’ai commis aucune faute. Aucune trahison. Alors, pourquoi ce poids sur ma poitrine ?
Je rentre à la maison et décide de lui préparer un bon repas.
* * *
Il est 18 h 45, Tristan ne va pas tarder à fermer boutique. Je fume cigarette sur cigarette.
Enfin, il baisse le rideau de fer. Je descends de la BM et le suis, en gardant mes distances. Je découvre qu’il habite quatre rues plus loin, dans une petite maison de ville, en haut d’une rue tranquille.
Très tranquille.
J’attends que les lieux soient déserts puis j’enfile ma cagoule avant de frapper à sa porte. Dès qu’il la déverrouille, je file un violent coup d’épaule dedans et il se la prend de plein fouet. J’entre, referme derrière moi. Il se relève, me fixant avec des yeux exorbités.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Vous vou… voulez de l’ar… argent ? bégaie-t-il.
Je souris en le fixant. J’extirpe quelques billets de mon jean que je lui jette à la figure. Puis c’est une droite qu’il reçoit dans la mâchoire. Il s’écroule à nouveau, recule à même le sol.
— Tu t’amuses bien avec ma meuf ?
— Hein ? Mais…
Il essaie de se relever, je le remets à sa place d’un coup de pied en pleine tête. Tandis qu’il gémit et se tient le visage à deux mains, je sors un poing américain de la poche de mon blouson.
— Plus jamais tu t’approcheras d’elle, je te le garantis…
— Putain ! Mais je sais pas de qui vous parlez ! gémit-il d’une voix déformée.
— Bien sûr que si, tu sais, connard !
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