— C’est impossible ! s’écrie-t-il. Tu mens !
Tama sanglote en s’accrochant à la main d’Izri. Soudain, le bruit de la porte d’entrée. Le visage de Tama se pare d’un masque de terreur.
— Ramène-moi… dans la log… gia ! implore-t-elle en essayant de se lever.
Izri la plaque sur le matelas.
— Tu restes là. Ma mère, je m’en occupe.
Il ferme la porte de la chambre ; Tama tremble de peur, de froid, de douleur. Elle entend Mejda et son fils qui parlent. Très vite, le ton monte. Pour atteindre des sommets.
— Tu n’as pas le droit de la traiter comme ça ! explose Izri.
— Je l’ai achetée, elle m’appartient ! Je fais ce que je veux avec elle ! riposte sa mère.
— T’as vu dans quel état elle est ? T’es barge ou quoi ! Tu veux la tuer ?
— Mêle-toi de tes affaires !
La porte de la chambre s’ouvre sur le visage courroucé de Mejda.
— Qu’est-ce qu’elle fout là ?
Quand Mejda arrache la couverture, Tama se met à hurler. C’est alors qu’Izri s’interpose.
— Elle passe la nuit ici, décrète-t-il.
— Jamais de la vie !
Il empoigne sa mère pour la sortir de la pièce et l’engueulade reprend dans le couloir.
— Tama m’a dit des choses pour Marguerite… C’est vrai qu’elle est morte et que tu l’as laissée pourrir sur son fauteuil ?
— J’avais peur que la police me pose des questions ! se justifie Mejda en baissant la voix. Je me suis dit que quelqu’un allait très vite la trouver. De toute façon, elle était morte, alors…
— Et ce que tu lui as volé ?
— Volé ? De quoi tu parles ?
— Tama m’a tout raconté !
— Et tu vas croire cette petite garce plutôt que ta mère ? Elle me déteste tellement qu’elle dirait n’importe quoi sur moi !
— Ah ouais ? Je vois vraiment pas pourquoi elle te déteste autant ! ironise son fils.
— Izri, mon chéri, tu ne me penses pas capable de ça ? Elle ment, je t’assure. Elle invente pour me faire du mal…
— Peut-être, admet Izri.
Tama replie la couverture et pose un pied par terre. Aussitôt, elle s’écroule. À quatre pattes, elle parvient à rejoindre le couloir.
— Reste couchée ! lui ordonne Izri.
Tama pénètre dans la chambre d’en face, celle de Mejda.
— Où tu vas ? éructe la mégère.
Tama s’effondre sur le tapis et attrape une boîte en carton planquée sous le lit. Avant que Mejda ne puisse l’en empêcher, elle soulève le couvercle.
— Je mens pas ! Regarde…
Dans la boîte, des bijoux, quelques bibelots. Izri reconnaît les boucles d’oreilles dont Marguerite ne se séparait jamais. Il se plante face à sa mère.
— Tu dis quoi, là ?
— Je sais pas d’où ça sort ! se défend Mejda. C’est sans doute Tama qui a piqué tous ces trucs !
Izri lui assène une violente gifle qui l’envoie contre le mur.
— Espèce de salope…
Puis il prend Tama dans ses bras et la soutient jusqu’au lit.
— Me laisse pas ! supplie-t-elle. Elle va me tuer !
Il ferme la porte et Tama l’entend à nouveau hurler sur sa mère.
— Elle reste dans ma chambre, c’est bien clair ? Et si tu la touches encore, je te le ferai regretter !
Mejda pleure, implore. Peut-être est-elle tombée à genoux devant lui.
— T’as compris ?
— Oui, oui !
— Je reviens très vite et si jamais tu l’as encore frappée je te massacre !
Il s’éloigne, Mejda le suit jusque dans le hall.
— Mon chéri, attends ! Attends… Écoute-moi, attends !
La porte d’entrée claque violemment et Tama ferme les yeux. Elle ne sait pas si elle va survivre à cette journée, mais se sent terriblement soulagée.
Quand elle lève les paupières, Mejda s’avance vers elle.
— Écoute-moi bien, petite pute : tu vas me le payer. Et très cher… Tu peux même pas imaginer ce qui t’attend.
Après avoir proféré ces menaces, Mejda est contrainte de s’éloigner et Tama sourit.
Izri sait qu’elle n’est pas une menteuse. Izri l’a prise sous sa protection. Et, surtout, Mejda vient de perdre la confiance de son fils unique.
Tama sourit. Elle attendait ce moment depuis si longtemps. Le moment où l’injustice serait enfin terrassée par la vérité.
Le reste est vraiment sans importance. La mort, elle-même, est sans importance…
* * *
Grâce à l’aspirine, la douleur est un peu moins forte. Mais elle me cloue toujours sur le matelas. Chaque fois que je respire, j’ai l’impression qu’une bête malfaisante me dévore de l’intérieur.
Souvent, je repars dans le monde des rêves. Je retourne dans ce désert étrange, j’y retrouve Atek qui semble vouloir me montrer quelque chose, m’indiquer un chemin.
Celui de la liberté ?
Dans mon dernier songe, je l’ai suivi pendant des kilomètres, sans ressentir la moindre fatigue. Derrière une dune gigantesque, un village m’est apparu. Quelques pauvres maisons, serrées les unes contre les autres comme pour échapper à la colère du ciel.
Près de l’une d’elles, ma mère était assise. Elle pleurait.
Je me suis approchée doucement, j’ai posé ma main sur son épaule. Ma main, qui tremblait.
Quand elle a relevé la tête, elle ne me voyait pas. Ses yeux, hagards, fouillaient le vide.
Maman ? Maman, tu m’entends ? C’est moi, maman…
Elle ne me voyait toujours pas, mais ma voix a semblé atteindre son âme et alors, sa tristesse s’est évaporée d’un seul coup. Je me suis blottie contre elle, me suis serrée contre son cœur.
Nos cœurs, qui battaient à nouveau.
En fixant l’horizon, elle m’a dit que je devais lutter, encore et encore. Et qu’un jour, on se retrouverait, elle et moi. Qu’on se reverrait, enfin.
Ce n’était qu’un rêve, un subterfuge de la fièvre.
Pourtant, ça semblait tellement vrai.
C’était tellement bon.
Parfois encore, je plonge dans un immense trou noir. Je chute, je tombe et rien ne peut me retenir. Avant d’ouvrir les yeux, je touche enfin le fond. On dirait un puits très profond. Au bout de la nuit, j’aperçois un halo de lumière pâle. Il y a un ciel, si loin. Inaccessible.
Posé tout là-haut, Atek me regarde, il m’appelle. Il voudrait que je trouve la force de remonter à la surface.
Mais les forces me manquent.
Elles m’ont toujours manqué. Je suis faible, je le sais.
Sinon, je ne serais pas une esclave.
Une autre fois, je ne saurais dire quand, j’ai entendu le rire de Batoul. Son rire et ses histoires stupides de petite fille. Elle chantait pour moi, de sa voix fluette. Elle a pris ma main et m’a entraînée jusqu’au sommet d’une montagne. Il y faisait froid, il y faisait nuit. En levant les bras, j’ai pu toucher le ciel. Il était cotonneux, frais et doux.
Quand nous sommes redescendues, j’ai traversé mille villages, croisé mille visages. L’un d’eux était celui de ma grand-mère, j’en suis certaine. Même si je ne l’ai jamais connue. Elle ressemblait à Marguerite, elle ressemblait à ma mère.
Elle me ressemblait.
Puis Batoul a disparu et Atek a pris sa place.
Cette nuit-là — mais c’était peut-être en plein jour —, j’ai eu l’impression d’avoir cent ans, d’avoir vécu cent vies. Je n’étais plus une petite fille, je n’étais plus moi.
À la suite d’Atek, j’ai plongé dans les entrailles de la terre. J’ai senti son goût, son odeur, sa chaleur. J’ai vu son sang, flamboyant.
Dès que nous sommes remontés à la surface, des ailes ont poussé dans mon dos et je me suis envolée. J’ai traversé des forêts, l’écorce des arbres centenaires, je me suis nourrie de leur sève et de leur savoir. J’ai dépassé la canopée pour monter, encore et encore.
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