— C’est ma mère qui me l’a offert quand j’avais ton âge. Maintenant, il est à toi.
— Je ne peux pas accepter !
— Bien sûr que si, tu peux. J’aimerais que ce soit toi qui le portes, désormais. Parce que je n’ai pas de fille.
— Il est trop beau pour moi, murmure Tama en replaçant le bracelet dans son écrin.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je… Je ne suis qu’une petite bonne, vous savez. Rien qu’une petite bonne…
Le visage de Marguerite se fait plus sévère.
— Je ne veux pas t’entendre dire des choses pareilles ! s’insurge-t-elle.
— C’est la vérité, pourtant…
— C’est n’importe quoi, oui ! Tu es une jeune fille courageuse et intelligente ! Voilà qui tu es. Et je t’interdis de l’oublier.
Tama retient ses larmes, les yeux rivés sur le bracelet étincelant. Marguerite prend le bijou et l’attache autour du poignet de Tama.
— Il te va à merveille, ma chérie.
— Mais Mejda ne voudra pas que je le garde !
— Elle n’a pas intérêt à te l’enlever ! Je lui en parlerai ce soir, ne t’en fais pas. Ce bracelet est à toi, maintenant.
Tama se jette dans les bras de son amie, y demeure de longues minutes.
Décidément, le lundi est la seule journée qui vaut la peine d’être vécue.
* * *
Aujourd’hui, c’est dimanche. Je me lève à 6 heures comme d’habitude. Mais je ne dois pas faire de bruit pour ne pas réveiller la truie immonde qui ronfle dans la chambre. En pensant ça, je me dis que je suis vraiment injuste envers les truies, les vaches et les dindes et je rigole toute seule.
J’ôte mon bracelet et le range dans mon carton. Mejda ne m’autorise à le porter que le lundi et m’oblige à l’enlever le reste du temps. Elle dit qu’il est bien trop précieux pour moi.
De la confiture donnée à un cochon.
Je crois surtout qu’elle aimerait avoir le même. Alors, chaque soir, je le mets autour de mon poignet et récite une prière pour Marguerite.
Je fais pipi dans mon seau et attaque ma toilette à l’évier de la cuisine. Puisque Mejda dort, je ne vais pas me gêner pour utiliser l’eau chaude !
Noël est passé et, à part celui de Marguerite, je n’ai eu aucun cadeau, pas même une blouse neuve. La dernière que Sefana m’a offerte est désormais trop petite. Je n’arrive plus à la fermer car ma poitrine a encore grossi. Mais Mejda a dit, pour la centième fois, que je lui coûtais déjà assez cher comme ça.
Aujourd’hui, ce n’est pas un jour comme un autre. Aujourd’hui, les Charandon viennent déjeuner. Je n’arrive pas à décider si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle. Mais en tout cas, j’ai beaucoup de travail. J’ai un déjeuner à préparer pour huit personnes. Car Izri sera là aussi.
Mejda m’a demandé un repas traditionnel. Pastilla en entrée et tajine de poisson pour la suite. Pour le dessert, elle a acheté un assortiment de pâtisseries.
Vers 10 heures, elle se lève enfin et vient prendre son café dans la cuisine. Elle regarde où j’en suis, me balance que je suis aussi lente qu’inefficace, que ma mère ne m’a rien appris de valable. Je voudrais lui répondre qu’elle n’en a pas eu le temps, mais préfère me taire. Elle râle à n’en plus finir ; pourtant, le déjeuner est en bonne voie. Après son café, elle disparaît pour prendre sa douche.
Lundi dernier, Marguerite m’a autorisée à utiliser sa salle de bains. Pour la première fois de ma vie, j’ai pris une douche moi aussi. Avec de l’eau pas trop chaude, à cause de mon dos qui continue à me faire souffrir. Jamais je ne m’étais sentie aussi propre ! Marguerite m’a dit que je pourrais goûter ce plaisir chaque lundi.
Cette femme est un ange, je crois. Mon ange gardien, ma bonne étoile. La grand-mère que je n’ai jamais eue. Je ferais n’importe quoi pour elle.
Pendant que je nettoie son appartement, elle met de la musique puis elle passe l’après-midi à tricoter sur son fauteuil. Ainsi, j’ai découvert Mozart, Bach, Vivaldi, et bien d’autres compositeurs.
Après Le Temps des secrets , elle m’a donné à lire Le Petit Prince . Comme je n’ai plus de dictionnaire, je note les mots que je ne connais pas et, le lundi, je demande à Marguerite de m’en expliquer le sens.
La semaine dernière elle m’a prêté un recueil des Fables de Jean de La Fontaine. Il paraît qu’il en a écrit beaucoup, mais dans ce livre, il n’y en a qu’une dizaine. L’une d’elles m’a fait penser à Mejda : « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf. »
Car Mejda se couvre de bijoux en or, de parfums, de beaux habits. Elle se prend peut-être pour une princesse saoudienne, veut paraître belle à l’extérieur alors qu’elle est pourrie jusqu’à la moelle.
Elle aussi est une esclave. Esclave des apparences. Esclave de ce que les autres pensent d’elle.
Elle sort de la salle de bains et revient dans la cuisine. Elle a mis un caftan marocain vert et doré, s’est maquillée avec soin. Malgré tous ses efforts, sa laideur me saute aux yeux.
Elle passe en revue ce que j’ai préparé, me reproche que ce ne soit pas encore terminé.
— Est-ce que Vadim sera là ? demandé-je.
Elle me toise avec dédain.
— Bien sûr qu’il sera là !
Puis, armée d’un sourire narquois, elle se fait un plaisir d’ajouter :
— Mais tu sais, il ne se souvient même pas de toi ! Il t’a oubliée depuis longtemps. Allez, dépêche-toi de finir. T’as intérêt à ce que tout soit prêt lorsqu’ils arriveront.
— Oui, madame.
À midi moins le quart, le déjeuner est prêt, la table aussi. Et à midi pile, les Charandon sonnent à la porte. Mejda les accueille à grand bruit. Je me poste à l’entrée de la cuisine, prête à débarrasser les invités de leurs manteaux, de leurs sacs ou de leurs offrandes. C’est mon rôle. Sefana et son mari entrent en premier. Je leur adresse un bonjour discret et ils font comme s’ils ne me voyaient pas. Les enfants entrent à leur tour. Lorsque Vadim m’aperçoit, il se pétrifie. Tout comme mon cœur. Puis un large sourire illumine son visage.
— Tama !
Oubliant de dire bonjour à sa tante, il se jette sur moi. Je le serre si fort que je l’étouffe. Il passe ses bras autour de mon cou, réveillant involontairement ma douleur. Mais en cet instant, elle est exquise. Et mon cœur risque d’éclater de bonheur.
— Tu m’as manqué ! lui dis-je en retenant mes larmes.
— Toi aussi !
Le visage de Sefana s’enlaidit de jalousie.
— Vadim, ça suffit ! s’écrie-t-elle. Tu vas te salir…
Mais son fils ne l’entend pas. Et moi, je ne l’écoute pas.
— Lâche cet enfant ! m’ordonne Mejda.
Je repose Vadim par terre, caresse son visage. Il extirpe deux feuilles pliées en quatre de sa poche et me les donne.
— C’est pour toi.
— Merci ! dis-je en mettant les dessins dans la poche de ma blouse. On les regardera ensemble tout à l’heure, tu veux ?
Sa mère l’attrape par le bras et l’attire vers elle. C’est alors que Fadila et Adina s’approchent de moi. Chacune à leur tour, elles m’embrassent sur la joue. Puis Fadila me tend un petit paquet.
— C’est du chocolat. Je sais que tu aimes ça…
Les Charandon semblent dépassés par les événements. Par leurs propres enfants. Même Émilien, de qui je n’ai jamais été très proche, vient m’embrasser.
— Retourne en cuisine ! m’enjoint Mejda d’une voix dure. Ne reste pas au milieu !
J’obéis, le cœur léger comme une plume.
Il ne reste quasiment plus rien de ce que j’ai préparé pour le déjeuner. Ça veut dire que c’était réussi. Pendant que je servais, j’ai senti le regard de Charandon peser sur moi à plusieurs reprises. Ou plutôt s’insinuer en moi.
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