— Rester avec moi ? répéta-t-il doucement.
— Oui… Mais tu as le droit de me dire non.
— On verra. Dors bien, Tayri.
Il se tourna de l’autre côté. Elle ne vit ni son sourire ni ses larmes.
Appeler au secours, jusqu’à se briser les cordes vocales.
Perdre sa voix, ses repères. Bientôt la raison.
Ramper sur le sol. Claquer des dents, trembler de froid. Suivre les trajets écarlates de la douleur au travers de son corps.
Oublier le temps, confondre le jour et la nuit.
Survivre.
Sans savoir pourquoi, mais en sachant pour qui.
Pour Izri.
Fermer les yeux et voir son visage, son sourire.
Fermer les yeux et entendre sa voix lui susurrer des mots tendres, des mots d’amour.
Ouvrir les yeux pour regarder la solitude en face.
Survivre.
Quelques heures, encore.
Murmurer son nom, pour ne pas l’oublier. Pour ne jamais l’oublier.
Plonger dans des gouffres silencieux, se faire malmener par des tornades imaginaires.
Arrêter de respirer, écouter son cœur qui refuse l’inéluctable.
La couverture orange, la maison toute simple nichée au creux de ce désert montagneux. La voix de maman. Elle me prend dans ses bras, me soulève dans les airs pour me faire tourner, tourner et tourner encore…
Esquisser un sourire sans même s’en rendre compte. Revenir dans le silence de mort, dans la crasse et la poussière. Voir apparaître Mejda, pousser un cri silencieux pour la chasser le plus loin possible. L’instant d’après, apercevoir Marguerite dans son fauteuil. Écouter le Requiem de Mozart, se laisser bercer.
Prêter l’oreille aux chuchotements macabres de la folie. Ses rires glaçants, ses promesses aguicheuses.
Lâcher prise. Oh oui, lâcher prise…
Non, survivre. Pour Izri. Rien que pour lui.
Se souvenir du courage, du sacrifice, du regard de Tayri.
Izri serait fier de moi.
Pleurer, comme pleure le ciel.
Ne plus avoir de larmes.
Izri serait fier de moi. Izri serait fier de moi. Izri serait fier de moi…
Rêver qu’il ouvre cette porte, la réchauffe dans ses bras. Rêver qu’il dénoue les liens qui blessent ses poignets, ses chevilles.
Rêver. Oh oui, rêver…
* * *
— À toi l’honneur, dit Gabriel en lui tendant un portable.
— Moi ? Mais je lui dis quoi ? s’alarma Tayri.
— Tu dis que c’est personnel et tu donnes juste ton prénom. Si la secrétaire refuse de te le passer, tu laisses un message à son attention : il doit te rappeler au plus vite car tu as des informations sur Izri et Tama. Tu vas très bien t’en sortir, arrête de flipper !
Gabriel composa le numéro et confia le portable à la jeune femme. M eTarmoni était en déplacement à Bordeaux, injoignable durant vingt-quatre heures. Alors Tayri lui laissa le message que Gabriel lui avait soufflé avant de raccrocher.
— Il ne nous rappellera pas avant demain ! se lamenta-t-elle.
— C’est pas dit, répliqua Gabriel. Sa secrétaire va sans doute lui passer l’info et il nous contactera peut-être plus vite que prévu.
— Espérons…
— Faut que je descende à Florac, annonça Gabriel en enfilant sa parka. J’ai plus de clopes et quasiment rien dans le frigo…
— Je peux venir avec toi ?
— Vaudrait mieux pas.
— Ah bon ? Mais…
— Écoute, Tayri, Florac ce n’est pas Montpellier, c’est une toute petite ville pour ne pas dire un village. Et un nouveau visage risque d’être remarqué. On ne sait pas si tu es recherchée par les flics, ce ne serait pas prudent.
— D’accord.
— Mais hors de question que tu restes seule ici, ajouta-t-il.
— Et je vais où, alors ? Je me cache dans l’écurie, c’est ça ?
— Pas dans l’écurie, non, sourit Gabriel. Suis-moi… Garde le portable avec toi, des fois que Tarmoni rappelle. Et prends un blouson, ça gèle ce matin…
Ils quittèrent la maison, le corps de Tayri vibra sous les assauts du froid. Aujourd’hui, malgré ses efforts, le soleil ne parviendrait pas à réchauffer les pierres fendues par le gel. Ils montèrent dans le pick-up et, de la terrasse, Sophocle les regarda partir. Le 4 × 4 s’engagea sur la piste pour sortir du hameau avant de regagner le goudron.
— Pourquoi je ne me planquerais pas dans une autre de ces baraques ? proposa Tayri.
— Dangereux, répondit Gabriel. Trop près de la mienne.
— Elles sont toutes à toi, n’est-ce pas ?
— Oui… J’ai acheté l’ensemble pour une bouchée de pain et j’ai fait rénover la maison où j’habite. Un an après la mort de Lana…
— Et tu vis de quoi ? interrogea Tayri.
— J’ai hérité de mes parents, c’est avec leur argent que j’ai pu acheter cet endroit. Et il m’en reste suffisamment pour vivre encore quelques années.
— Et ensuite ?
Il eut un sourire un peu triste.
— Je ne me suis pas posé la question, avoua-t-il. S’il le faut, j’irai braquer une banque !
Tayri comprit que les quelques années dont il parlait étaient celles qui lui permettraient de terminer sa mission. Que sa vie s’arrêterait lorsqu’il les aurait tous tués. Elle aurait voulu pouvoir changer son avenir.
— Comment tu fais pour retrouver ceux qui étaient dans le train ?
Gabriel hésita à répondre. Mais, au point où il en était, ça n’avait plus grande importance.
— J’ai gardé un contact dans la police. Une amie très chère. C’est elle qui les localise pour moi. Elle m’envoie leur photo, leur adresse. Un ou deux par an, pas plus. À chaque fois, un modus operandi différent, pour que les flics ne fassent pas le lien.
— Gabriel, je… Je suis vraiment désolée pour Lana. Sincèrement désolée… J’ai beaucoup de peine, même si je ne l’ai pas connue.
— Je sais, répondit-il sans quitter la route des yeux.
— Et depuis que tu m’as raconté ce que tu faisais, j’ai réfléchi. Je… J’ai essayé de comprendre.
Mal à l’aise, Gabriel mit une paire de solaires sur son nez.
— Je comprends ta douleur, ta colère. Je sais que tu es inconsolable…
Elle vit les muscles de son cou se tendre, son visage se contracter. Elle hésita un instant avant de poursuivre.
— Je crois que tu te trompes en tuant ces gens. Ils sont condamnables, c’est certain, mais… ils ne méritent pas de mourir. Et puis ce serait bien que tu te libères, toi aussi.
Il freina un grand coup, elle fut projetée vers l’avant. Les mains crispées sur le volant, il la fixait sans un mot. Elle ne pouvait voir ses yeux, pourtant elle eut l’impression qu’ils la condamnaient.
— Que je me libère ? répéta-t-il d’une voix glaciale.
Tayri sentit un nouveau frisson parcourir son échine.
— Oui, murmura-t-elle. Parce que toi aussi, tu es un esclave. L’esclave de ta vengeance…
Gabriel appuya sur l’accélérateur, le 4 × 4 dérapa légèrement avant de repartir dans le droit chemin. Il conduisait nerveusement, tandis que Tayri se rongeait les ongles.
Deux minutes plus tard, ils bifurquèrent sur une piste en terre menant à une maison en partie délabrée. Gabriel stoppa la voiture devant la petite bâtisse.
— Celle-là aussi, elle est à toi ?
Il hocha la tête et récupéra une grosse clef dans la boîte à gants avant de descendre de la voiture. Elle le suivit et ils entrèrent dans la vieille baraque. Tayri fut surprise de voir que la pièce principale était plutôt en bon état. Une grande cheminée, une longue table de ferme, une cuisinière à bois, un immense placard…
— Tu veux que j’allume la cuisinière ?
— Non, ça ira, murmura Tayri.
Читать дальше