Obéis, Tama. Obéis, sinon il va te faire du mal.
Puis la voix se tait, écrasée par la colère.
— Je ne suis pas une petite conne , monsieur.
Soudain, il sourit. Un sourire effrayant.
— Non, t’es juste une petite bonne … T’es rien, en fait. Rien du tout.
Ma colère monte d’un cran. Oublié le danger. J’essaie de me dégager, sa poigne se resserre.
— Et vous, vous êtes quoi ? dis-je.
Il y a un mot qui me vient. Ou plutôt une injure, apprise ici, dans cette maison, en écoutant parler mes bourreaux.
— Un enfoiré, peut-être.
Le sourire de Charandon s’efface. Il tord mon poignet droit, craquement sinistre. Je crie puis tombe à genoux. Il me saisit par les cheveux.
— Si tu me parles encore comme ça, je te tue ! dit-il à voix basse.
Il se lève, vacille légèrement et tend le bras vers la porte, tandis que, de son autre main, il me tient toujours. Quand j’entends la clef tourner dans la serrure, la peur reprend le dessus sur la colère. Je suis allée trop loin. Il va me frapper, peut-être me tuer. Mais après tout, n’est-ce pas ce que je cherche ?
Il revient s’asseoir face à moi et relève ma tête, pliant ma nuque dans le mauvais sens.
— Tu veux jouer, petite pute ? Je vais t’apprendre la politesse, tu vas voir…
Dans un dernier accès de rébellion, ou simplement par instinct de survie, j’essaie à nouveau de le faire lâcher. Mais il a beaucoup plus de force que moi… Combat perdu d’avance. D’un simple geste, il m’attire contre son caleçon. Avec son autre main, il sort son sexe, me le colle sur le visage.
— Ouvre la bouche…
Je tourne la tête pour échapper à cet odieux contact. Il me ramène dans le droit chemin.
— Ouvre la bouche, petite salope !
Comme je refuse d’obéir, il m’envoie une gifle, puis une autre.
— Il est temps que tu serves à autre chose qu’à faire le ménage ! dit-il avec un rictus ignoble.
Je me mets à trembler, à pleurer.
— Tu fais moins la maline, hein ? Ouvre la bouche, sinon je t’arrache les yeux…
Soudain, des coups résonnent contre la porte. Charandon se fige mais ne me lâche pas. Dans le couloir, la voix de Fadila.
— Papa ?
— Quoi ? éructe-t-il.
— Faut que tu viennes voir Émilien ! Je crois qu’il n’est pas bien du tout !
— J’arrive…
Fadila tente d’ouvrir la porte.
— J’arrive, je te dis ! hurle son père.
Il me regarde fixement.
— On se retrouvera plus tard, me dit-il à voix basse. Et n’oublie pas ce que tu es…
Il me libère enfin et quitte la chambre. Je reste quelques secondes à genoux face au matelas. Je tremble tellement que je n’arrive pas à me remettre debout.
Je sens que je viens d’échapper à quelque chose de terrible. Quelque chose de sale. Mais je sais qu’il recommencera. Un nouveau danger m’écrase de tout son poids. Et ça, quoi que j’aie pu faire, je ne l’ai pas mérité.
Même si je sais ce que je suis.
* * *
Aujourd’hui, c’est Noël. Les enfants ont reçu des montagnes de cadeaux. Tellement de jouets que je me demande quand ils vont trouver le temps de tous les utiliser… Sefana m’a offert une nouvelle blouse, rose avec des fleurs bleues. Je ne m’attendais pas à avoir un cadeau, j’étais étonnée et plutôt contente. Et puis j’ai eu une tablette de chocolat au lait et un morceau de la bûche. Cette année, elle était à la vanille, elle était délicieuse.
Quand ils se sont enfin couchés, j’ai allumé ma lampe et j’ai pris mon livre. J’utilise les feuilles à gros carreaux que j’ai volées dans la chambre des filles. Je regarde le dessin, je prononce le mot tout bas avant de le recopier. C’est difficile, surtout après une journée de travail. Mais j’avais déjà commencé à le faire au Maroc, les fois où je pouvais aller à l’école. Même si c’était en arabe, la méthode est la même.
Je me dis qu’à Noël, l’an prochain, je serai capable de lire le livre et de le recopier entièrement. Je me dis qu’un jour, ça me servira à quelque chose. Et puis, sans que je sache vraiment pourquoi, ça me donne des forces.
Izri est revenu avant-hier. Il m’a dit que j’étais de plus en plus jolie. Fadila l’a entendu et j’ai bien vu qu’elle en crevait de jalousie.
Ça aussi, ça me donne des forces.
Mais je n’arrête pas de penser à ce que Charandon a essayé de me faire. Quoi que je fasse, mon esprit retourne sans cesse dans cette chambre.
* * *
Les vacances finissent bientôt. Sefana est partie chez Mejda avec les enfants. Sans doute vont-ils recevoir d’autres cadeaux qui leur feront oublier les précédents.
Tama est dans la cuisine, en train d’éplucher des pommes de terre pour le dîner. Ayant refusé d’accompagner sa femme, Charandon est dans le canapé, devant la télévision.
Comme souvent, Tama rêve. Assise sur la branche d’une étoile, elle essaie d’imaginer tout ce qu’elle ignore du monde. Elle sait qu’il se cache dans les livres et a hâte d’être capable de les déchiffrer.
Soudain, elle s’aperçoit que Charandon est à la porte de la cuisine, bras croisés, en train de la fixer. Son cœur se contracte douloureusement, ses mains se crispent. Il s’avance, lentement, s’assoit tout près d’elle.
— On n’a pas fini, la dernière fois, rappelle-t-il avec son immonde sourire.
Les petits doigts de Tama serrent le manche du couteau. Depuis qu’il lui a brûlé la paume de la main droite, elle a appris à se servir de la gauche.
— Approche, ordonne Charandon.
Elle recule d’un pas, il attrape son bras, l’attire contre lui.
— Si vous me touchez, je le dirai à votre femme ! murmure Tama. Et à vos enfants.
— Et alors ? s’amuse Charandon. Ils ne te croiront pas.
— Et puis je vous tuerai ! ajoute-t-elle avec une étonnante détermination.
Charandon se met à rire et passe sa main sous la blouse de Tama.
— Toi ? Tu vas me tuer ?
— Oui. Je prendrai un couteau et j’irai vous ouvrir la gorge pendant votre sommeil. Ou je vous le planterai dans le ventre. Plusieurs fois.
La main de Charandon s’éloigne des jambes de Tama.
— Si tu fais ça, tu finiras ta vie en prison ! prévient-il.
— En prison, j’y suis déjà.
Il fixe la lame du couteau avant de quitter la pièce. Tama se laisse tomber sur la chaise. Sa main tremble, ses lèvres aussi.
Elle sait qu’il la laissera tranquille un moment. Qu’elle vient de remporter une victoire, de gagner une bataille.
Une bataille, oui.
Mais pas la guerre.
Gabriel se présenta à l’unique guichet et montra une pièce d’identité. Le préposé lui remit une grande enveloppe en papier kraft.
Une simple enveloppe.
Gabriel remonta dans sa voiture et traversa le village. Une fois sur la route départementale, il s’arrêta de nouveau. L’enveloppe était posée sur le siège passager.
Une simple enveloppe.
À l’intérieur, Gabriel découvrit la photo d’une femme d’une cinquantaine d’années. Au dos du cliché, un nom, une adresse ainsi que quelques précieuses informations.
Lady Ekdikos avait glissé un petit mot, en plus de la photo. La plaque d’immatriculation est fausse, désolée.
Gabriel contempla longuement le visage de sa cible. Il sentit la plaie se rouvrir dans ses entrailles. Fugace, mais douloureux. Tellement douloureux…
Il remit la photo dans l’enveloppe, alluma une cigarette.
La cible habitait Toulouse, il lui faudrait partir au moins deux jours. Le temps de repérer l’endroit, d’étudier ses habitudes. Jusqu’au moment idéal.
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