— Vous êtes fou, Mandel.
Tais-toi donc , pense-t-il. Ferme-la …
— ASSEZ DISCUTÉ, LANG. VENEZ ICI : DANS LE CERCLE.
— Non !
— VENEZ DANS LE CERCLE OU JE TUE CE GOSSE…
Quelque chose dans le calme dangereux dont fait preuve Mandel verse de la glace dans les veines de Servaz. Il resserre son emprise sur le Sig Sauer mais il a les mains moites, glissantes, le visage en feu, la sueur lui pique les yeux.
— Vous êtes fou, Mandel ! répète Lang.
— CAPITAINE, lui lance le fan d’un ton menaçant.
Gustav s’est mis à pleurer, des sanglots le secouent. Alors, Servaz fait un pas en avant. Il appuie le canon de l’arme contre la nuque de Lang.
— Allez-y, entrez dans le cercle , dit-il en essayant de rendre sa voix aussi ferme que possible. Faites ce que je vous dis… Sinon je jure devant Dieu que je vous fais sauter la cervelle…
Un pas.
Deux…
Trois…
Lang a enjambé la petite frontière de livres de quelques centimètres de haut.
— Encore un, enjoint Mandel.
À présent, Servaz voit nettement les livres détrempés, les planches mouillées qui luisent sous les pieds de l’écrivain, de son fan… et de Gustav . L’odeur d’essence est plus forte que jamais dans la grange. Mandel fait un pas de côté, utilisant toujours son fils comme bouclier, et le flic découvre le bidon d’essence — ouvert — qui se trouve derrière lui.
— Retournez-vous, ordonne-t-il à Lang.
— Non !
— Faites ce qu’il vous dit ! lance Servaz dans le dos de l’écrivain, le pistolet braqué.
L’espace d’une seconde, Lang hésite, puis il tourne légèrement la tête vers lui, le visage de profil, tout en continuant à lui présenter son dos et à faire face à Mandel.
— Vous ne tirerez pas ! Vous auriez trop peur de faire griller votre…
Mais le grand fan a profité de cet instant de distraction pour se jeter sur l’écrivain, le faire pivoter vers Servaz et lui coller le coupe-papier sous le menton, d’un seul mouvement vif, fluide et puissant.
— Je l’ai affûté spécialement pour l’occasion, lui glisse-t-il à l’oreille.
Il a lâché Gustav. Lequel s’élance, court, franchit le cercle et se jette dans les bras de son père qui l’étreint, le serre contre lui. Mandel n’a pas cherché à le retenir.
— Mon Dieu, Mandel, qu’est-ce que vous faites ? halète Lang.
Il lève le menton au maximum pour fuir la morsure de la lame, si bien que l’arrière de son crâne est presque appuyé contre l’épaule du grand fan, son visage renversé en arrière.
— Je ferai de vous quelqu’un de célèbre, tente-t-il. Je vous mettrai dans mon prochain roman ! Je dirai tout ce que vous avez fait pour moi !
Un briquet est apparu dans la main libre du fan. Un Zippo. Il le fait claquer et la flamme jaillit.
— Vous êtes fou, Mandel ! vocifère Lang, qui a reconnu le bruit caractéristique du briquet. Vous allez nous faire cramer !
Servaz voit l’écrivain suer à grosses gouttes à présent, les yeux exorbités. De son côté, il est incapable de bouger. Il presse juste la tête de son garçon contre lui, l’empêchant de regarder — mais Gustav n’en a pas envie de toute façon.
— Mandel, ne faites pas ça ! s’écrie-t-il.
— Une légende, murmure doucement le fan dans l’oreille de Lang, d’une voix aussi venimeuse que ses serpents.
La petite flamme oscille, tremble, s’incline et se redresse dans les courants d’air — fragile, menaçante, dangereuse. La sueur coule comme de l’eau sur le visage de l’écrivain.
— Je vous en supplie ! gémit Lang. Non, non !
Alors seulement Servaz voit que les vêtements de Mandel aussi sont trempés, il voit le fan donner un léger coup de pied au bidon d’essence, voit celui-ci se renverser et se vider. La suite ressemble à un rêve : le temps qui s’étire, se gondole, chaque seconde détachée de la précédente — et, dans ce temps dilaté, étiré, il voit comment Rémy Mandel met le feu à ses vêtements, jette le briquet ouvert vers le sol puis lâche le coupe-papier et étreint de toutes ses forces l’écrivain qui se tortille, se débat, hurle, prisonnier des bras puissants de son fan.
Martin enfouit le visage de Gustav dans son torse quand les flammes grandissent, brillantes et jaunes, envahissent tout le cercle, se mettent à danser une ronde infernale autour du romancier et de son fan, embrasent les deux silhouettes, bientôt confondues en une seule. Il presse les mains sur les oreilles de son garçon quand les deux torches humaines hurlent d’une seule gorge, cependant que leurs chairs fondent, que leur sang bout, que le feu les dévore.
Autour d’eux, les pages des livres s’enflamment, se détachent, s’élèvent dans l’air chaud. Les unes après les autres, elles volettent, dizaines d’oiseaux aux ailes de feu sous la charpente, puis se racornissent et fondent comme neige au soleil avant de disparaître — des milliers de mots partis en fumée…
Le souffle du brasier, la chaleur sur le visage de Servaz, la fumée qui déjà emplit ses poumons, les hurlements dans ses oreilles.
Cours ! Cours ! Sors Gustav d’ici !
La gorge pleine de fumée, il a peine à respirer. Il tousse, hoquette. Incline Gustav vers le sol, une main sur sa nuque, et le pousse rapidement vers la sortie, lui-même plié en deux, les yeux pleins de larmes, tandis que l’édifice craque de partout.
Baisse-toi ! Encore ! Si tu perds connaissance, ton fils est mort !
Il entend les explosions du bois derrière eux, des murs et des poutres dévorés par le feu qui ne vont pas tarder à s’effondrer. Les hurlements s’élèvent encore. Un vertige s’empare rapidement de lui, sa vue se trouble.
Baisse-toi ! Ne respire pas ! Avance !
L’étourdissement ralentit chacun de ses gestes. Il pousse son fils en avant, lui fait contourner en courant les balles de foin, le rattrape quand il trébuche, fonce sur les portes de la grange tête baissée, tel un taureau.
Cours ! Plus que quelques mètres !
Ils sont dehors !
Il court encore avec son fils dans la nuit, court loin de la grange incendiée, court et s’arrête enfin, hors de portée des flammes, et se laisse tomber par terre, à genoux, son fils à côté de lui, pour tousser, hoqueter, avaler à grandes goulées l’air nocturne, le fils et le père agenouillés côte à côte dans la nuit, expectorant et suffoquant — mais sains et saufs.
Immense, énorme, le ciel s’étendait devant eux.
Petit à petit, à mesure que l’aube avançait, il avait pris la couleur des fleurs qui sont le symbole de la ville voisine. Le vent avait quelque peu forci, et fumées et fumerolles se couchaient au-dessus des restes noircis de la grange, tandis que les arbres s’ébrouaient comme si le matin les réveillait.
Servaz huma le doux parfum du café chaud versé du Thermos dans le gobelet.
Non seulement parce qu’il aimait cette odeur, mais aussi parce qu’elle chassait celle qui s’était installée dans ses narines : cette puanteur de bois brûlé, de cendres détrempées, d’essence et de chair calcinée. Il avait lu quelque part que l’odeur naît de la rencontre entre les molécules qui s’échappent de l’objet et les millions de cellules réceptrices qui les attendent au fond de nos fosses nasales. Sans doute était-ce pour cela qu’elle refusait de s’en aller.
Le camion des pompiers stationnait toujours dans la clairière, de même que les véhicules de la police scientifique et une ambulance, écorchant le jour naissant de leurs gyrophares. Il avait fallu attendre que l’incendie soit maîtrisé et ce qui restait de la grange sécurisé pour pouvoir la transformer en scène de crime ; cela avait pris presque toute la nuit.
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