— Cette femme, je l’ai aimée au-delà de tout, capitaine. Je voulais vieillir avec elle, je voulais mourir dans ses bras, un jour… Elle avait des projets, des rêves pour deux. Une vision. Elle me donnait de la force, de la joie. Chaque jour avec elle était une fête — avant la maladie…
— Quand sont apparus les premiers symptômes ?
— Il y a deux ans et demi.
Une fièvre anime de nouveau son regard.
— C’est elle qui m’a demandé de le faire pour lui épargner une mort dans d’atroces souffrances, poursuit-il. Car elle n’avait pas le courage de se suicider — et surtout elle ne voulait pas savoir à quel moment sa mort surviendrait : elle ne voulait pas voir la mort venir, vous comprenez ?
Ombre pathétique de lui-même, Lang grimace.
— Bien entendu, au début, j’ai protesté, j’ai refusé, je lui ai dit qu’il n’en était pas question. Non pas que j’aie eu peur de la prison. Mais je ne voulais pas la tuer. C’était hors de question. Je ne voulais pas être hanté par cette image pour le restant de mes jours…
Ses mains volettent un instant, comme deux oiseaux en cage.
— Mais elle est revenue à la charge… Sans cesse elle me suppliait, elle pleurait ; elle s’est même mise à genoux, une fois. Tous les jours elle me harcelait, elle appuyait sur la corde sensible, elle me répétait : « Tu ne m’aimes pas. » Et son état empirait de jour en jour. Alors, j’ai fini par céder… Mais je ne pouvais pas la tuer de mes mains, c’était impossible, je n’en avais pas la force. Et je ne voulais pas qu’elle souffre, je voulais être sûr que sa mort serait rapide et indolore. C’est pourquoi j’ai pensé aux serpents… En l’assommant et en lui inoculant les venins des reptiles les plus dangereux du monde, elle serait morte en quelques secondes, je me suis dit…
Il s’est tassé sur son siège. Il a terminé. Il a l’air soulagé d’avoir vidé son sac et son regard incertain fixe un point au-dessus de l’épaule gauche de Servaz.
— Et vous l’avez droguée pour diminuer ses réflexes, ajoute celui-ci.
De nouveau, Lang semble surpris.
— Non, la drogue, je vous l’ai dit : ce n’est pas moi.
Servaz tique.
— Vous pouvez prouver tout ça ? demande-t-il. La maladie, je veux dire… Je peux faire exhumer le cadavre, requérir des examens complémentaires. Mais j’aimerais mieux éviter d’en arriver là.
Lang hésite.
— La seule personne en dehors de moi à qui elle s’était ouverte de sa maladie, c’était son amie Lola, celle du squat : c’est ce qu’elle m’a dit.
Servaz le toise froidement.
— Non. Je suis désolé, mais elle n’a rien dit à Isabelle Lestrade…
— Qui ça ?
— C’est le vrai nom de Lola… Elle ne lui a rien dit de sa maladie… Elle a déclaré au contraire qu’elle suivait un régime.
Lang semble atterré, il tombe des nues.
— Le D rBelhadj ! tonne-t-il soudain. Au CHU de Toulouse ! C’est un spécialiste de la sclérose latérale amyotrophique — c’est l’autre nom de la maladie. Elle le voyait une fois par semaine et même deux ces derniers temps. Lui pourra vous le confirmer…
Servaz hoche la tête en contemplant le visage ravagé de l’écrivain. Un doute affreux lui est venu. Il se lève.
— Très bien. Je reviens tout de suite.
Il sort.
Il a appelé le CHU. À force de patience et après avoir été baladé d’un service à l’autre, il a fini par obtenir une personne qui lui a expliqué que le CHU de Toulouse est bien reconnu comme centre de référence pour huit maladies rares, mais que la maladie de Charcot n’en fait pas partie. Selon cette même personne, il existe bien, toutefois, au sein du CHU, un centre de ressources sur la SLA, la sclérose latérale amyotrophique, lui-même rattaché à l’unité d’exploitation neurophysiologique du département de neurologie de l’hôpital. Il a quand même demandé à la personne au bout du fil si elle connaissait le D rBelhadj. Non, elle ne connaissait pas, mais elle a précisé qu’il ne fallait pas en tirer de conclusion : il y a beaucoup trop de médecins ici pour les connaître tous. Et l’a invité à appeler le département de neurologie, pôle neurosciences.
Il a demandé si on pouvait le lui passer. Ce qu’on a fait aussitôt.
Au département de neurologie, on lui a demandé ce qu’il voulait, puis on l’a mis en attente pendant un bon quart d’heure en lui balançant dans l’oreille une musique qu’il ne connaît pas mais que Mozart aurait pu jouer avec les pieds. Au bout de quinze minutes, une nouvelle voix le tire de sa transe :
— Qu’est-ce que vous cherchez exactement ?
Il explique.
— Vous avez un fax ? Je vais vous envoyer la liste des praticiens. Si votre D rBelhadj travaille sur la SLA, il est forcément dedans.
Il a. Il donne le numéro, en conclut que la personne au bout du fil n’a jamais entendu parler du D r Belhadj. Quand la liste arrive, il constate qu’elle fait plusieurs pages. Il n’aurait jamais pensé qu’il y avait autant de spécialistes au service neurologie. Il compte : douze pour la neurologie vasculaire, neuf pour la neurologie cognitive, l’épilepsie, le sommeil et les mouvements anormaux, huit pour la neurologie inflammatoire et la neuro-oncologie, douze pour les explorations neurophysiologiques, cinquante-huit, pas moins, pour les consultations spécialisées dans les disciplines précédentes…
Et, là-dedans, pas le moindre D rBelhadj.
Il marche vers son bureau. Lang lui a menti. Il a essayé un dernier coup tordu. Il devait bien se douter, pourtant, qu’ils vérifieraient. Quel est le but de cette dernière manœuvre ? Gagner du temps ? Ça n’a pas de sens. Il pense à Amalia droguée. Et, tout à coup, il entrevoit une autre réalité — une terrible réalité.
Il a encore un coup de fil à passer…
— Elle se rendait comment à l’hôpital ? demande-t-il un quart d’heure plus tard.
— Avec sa voiture au début. En taxi dernièrement.
— Vous l’accompagniez ?
— Non. Elle refusait que je l’accompagne à l’hôpital, que je la voie là-bas.
— Ce D rBelhadj, vous l’avez déjà rencontré ?
Lang lui jette un regard prudent.
— Une seule fois, je l’ai aperçu. J’avais insisté pour venir avec elle, cette fois-là… Elle me l’a montré du doigt, dans le hall du CHU, puis elle m’a demandé de l’attendre dans la voiture et elle s’est dirigée vers lui.
— Vous l’avez vue lui parler ?
— Non.
Servaz le contemple. À son tour, il grimace.
— Je suis désolé, dit-il. Mais je crois que votre femme vous a piégé…
— Comment ça ?
— Ambre… Amalia vous a poussé à la tuer très certainement dans le dessein de vous faire condamner indirectement pour deux autres de vos crimes demeurés impunis : son viol et le meurtre de sa sœur Alice. Elle s’est droguée elle-même pour être sûre que la police écarterait la thèse du cambriolage qui a mal tourné et pour attirer les soupçons sur vous. Elle a laissé la croix dans son tiroir pour que soit rouverte par la même occasion l’enquête de 1993…
Il pose les mains à plat sur son bureau.
— Elle a dû suivre un régime sévère pour maigrir ainsi, peut-être aussi qu’elle se faisait vomir… Quant à ses problèmes d’élocution : elle les simulait quand elle était avec vous : à la maison. Une sacrée performance, je dois dire… Dès qu’elle était à l’extérieur, ses symptômes disparaissaient. Même chose pour ses trous de mémoire. Je viens d’avoir Lola Szwarzc au téléphone, elle est formelle : Ambre… Amalia ne présentait aucun des symptômes que vous m’avez décrits.
Lang ne réagit pas. Son teint a viré au gris et Servaz a peur qu’il ne fasse un malaise.
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