— Je croyais que c’était la voiture de ce con de Fromenger ? C’est ce que vous m’avez dit au cimetière…
— Une DS4 rouge à toit blanc, c’est dans vos moyens.
— Et l’immatriculation ?
— Très facile de se procurer une fausse plaque sur Internet de nos jours.
— Et pourquoi j’aurais fait ça ?
— Pour faire porter les soupçons sur Gaspard Fromenger, le mari de votre maîtresse ?
— Vous avez des preuves ?
Non, il n’en a pas — mais il a autre chose. Il a ce que vient de lui annoncer la chef de l’unité bio. Il a deux croix dans un tiroir.
De nouveau, Servaz s’empare du roman intitulé L’Indomptée . Il tourne lentement les pages — il prend tout son temps, il sait qu’il a réussi à déstabiliser son vis-à-vis —, puis il lit à voix haute :
Il est couché sur moi et, en cet instant, je vois son âme dans ses yeux. Si proches des miens qu’ils en sont flous. Que voit une femme qui regarde dans les yeux de son violeur ? Les flammes du foyer se reflètent dans ses pupilles mais ce que je vois, ce qu’Aurore voit, mesdames et messieurs, ce sont les flammes de l’enfer, c’est une âme si laide qu’Aurore est proche de défaillir de peur et de dégoût, cependant qu’elle sent le poids de l’homme couché sur elle, lourd comme un cadavre, ses mains avides et glissantes qui fouillent à travers les couches de vêtements, sa bouche au goût de chiffon sale qui l’embrasse avec une brutalité obscène. Imaginez ça, si vous le pouvez, mesdames et messieurs. C’est une scène empreinte d’une rage insensée mais muette, d’une cruauté désespérée mais silencieuse — car mes cris restent coincés dans ma gorge, et lui n’émet aucun son à part une respiration aussi lourde et puissante que celle d’une machine.
— Vous l’avez violée, n’est-ce pas ? Elle est venue chez vous — seule — et vous l’avez violée. C’est ce qui s’est passé.
— Qui ça ?
— Ambre Oesterman.
Un silence. Puis Lang rétorque :
— Je n’ai violé personne, vous délirez, capitaine. Je croyais que cette affaire était close depuis longtemps. Je suis ici pour quoi, exactement ?
Il montre d’un coup de menton le téléphone de Servaz sur le bureau.
— Vous attendez quoi pour appeler mon avocat ?
Servaz baisse la tête, ferme les yeux, semble rentrer en lui-même. Puis il la relève. Les rouvre. Fixe Lang avec une intensité telle que l’écrivain a l’impression que ce regard le brûle.
— La fille trouvée à côté d’Alice, celle qui était défigurée, ce n’était pas Ambre, dit-il soudain.
— Quoi ?
La stupeur, l’incrédulité, la sidération, cette fois, dans la voix de Lang.
— Elle était vierge, Erik : vierge … et puisque vous avez violé Ambre Oesterman, ça ne pouvait donc pas être elle.
6.
Dimanche
Ambre + Alice
Pendant une fraction de seconde, il voit que Lang ne comprend rien. Qu’il ne sait plus quoi penser. Et c’est déjà une victoire. Une fraction de seconde, pas plus… Mais qui lui confirme — s’il en était besoin — ce que l’ADN lui a déjà appris.
— Pendant très longtemps, je me suis demandé ce que les deux sœurs avaient sur vous pour vous faire chanter — le légiste était formel : pas de viol, aucun signe d’agression sexuelle —, et puis j’ai compris. C’est ça qui s’est passé, n’est-ce pas ? Vous avez violé Ambre quand elle est venue chez vous, seule, et ensuite les deux sœurs vous ont fait chanter, en se montrant toujours plus exigeantes et menaçantes. D’où les sommes d’argent que vous sortiez tous les mois. Jusqu’au moment où vous vous êtes dit qu’il n’y avait plus qu’une seule issue possible…
— Vous délirez.
Lang lui lance un regard féroce — mais ça manque de conviction : le mot vierge l’a déstabilisé, forcément.
— Et si ce n’était pas Ambre qui était attachée à cet arbre, c’était qui, d’après vous ? finit-il par demander.
— Une dénommée Odile Lepage. Une connaissance d’Alice. Portée disparue dans les jours qui ont suivi. Jamais retrouvée depuis. Physiquement, elle ressemblait aux deux sœurs.
Il a décroché le téléphone à la première sonnerie, comme s’il attendait ce coup de fil avec impatience, échangé quelques mots avec Espérandieu. Qui lui a dit, rigolard : « Tu vas regarder le match PSG-Real Madrid ? » Ce à quoi il a répondu très sérieusement : « Non. » « Je t’apporte un café », a ensuite dit Vincent. Cette fois, il a simplement répondu : « Merci. »
Il raccroche. Puis il dévisage de nouveau Lang. Qui a suivi le bref échange téléphonique d’un air tendu, convaincu que quelque chose d’important vient de se dire. Le coup du téléphone, c’est un classique.
Servaz ouvre un tiroir et en sort une des croix de bois, enfermée dans un sachet transparent, qu’il brandit entre le pouce et l’index.
— Vous la reconnaissez ?
Coulant un regard prudent vers le sachet, Lang se demande visiblement quel nouveau tour on est en train de lui jouer.
— Oui… c’est la croix qu’Ambre portait autour du cou quand ils ont trouvé son corps, c’est ça ? Enfin… le corps que tout le monde a pris pour celui d’Ambre, rectifie-t-il d’une voix sans timbre.
Servaz secoue négativement la tête, plonge sa main libre dans le tiroir, en ressort une deuxième croix dans un sachet identique.
— Non, la croix que la pseudo-Ambre — en vérité, Odile Lepage — avait autour du cou, c’est celle-là , dit-il en montrant la seconde. Celle-ci (il soulève la première, qu’il tient dans la main gauche), c’est celle d’Alice, sa sœur … Elle n’en portait pas sur la scène de crime parce que quelqu’un la lui avait enlevée avant que nous arrivions — mais le cordon avait laissé une marque sur sa nuque ensanglantée, ce qui nous a fait penser qu’elle portait bien une croix, elle aussi, avant que ce quelqu’un s’en empare… Vous voyez, là : cette tache sombre sur le cordon, c’est le sang de la nuque d’Alice.
Il range la deuxième croix dans le tiroir, garde celle d’Alice — celle au cordon taché de sang, celle qui n’était pas sur la scène de crime — à la main.
— Celle-ci, nous l’avons trouvée dans votre maison, annonce-t-il en balançant un peu le sachet. Dans les affaires d’Amalia : dans le tiroir de sa table de nuit .
— C’est impossible…
Erik Lang a parlé d’une voix réduite à un filet atone, qui oblige Servaz à tendre l’oreille. Il est blanc comme un mort. Le flic laisse passer une pause interminable.
— Pourquoi impossible ? demande-t-il.
— Qu’est-ce que… ? Qu’est-ce que faisait Amalia avec cette croix dans ses affaires ? balbutie Lang, incrédule.
Servaz l’enveloppe d’un regard sans indulgence. L’écrivain a l’air d’avoir vu un fantôme. Le flic répond tout doucement :
— Je crois que vous commencez à le deviner, n’est-ce pas ?
Puis il déchire lentement, très lentement, une feuille de son bloc-notes, attrape un stylo et gribouille dessus en prenant tout son temps :
AM BRE+ ALI CE+ A = AMALIA
Il retourne la feuille pour que Lang puisse lire. Servaz n’aurait pas cru cela possible, mais l’écrivain pâlit encore plus. Son visage se décompose. La grimace qu’il tord le rend presque méconnaissable.
— C’est impossible ! Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je crois que vous le savez…
Lang s’est figé, tassé sur son siège. Il a l’attitude d’un homme vaincu, démoralisé — d’un homme qui découvre que toute sa vie a reposé sur un mensonge, que tout ce qu’il a bâti était construit sur du sable, d’un homme qui a perdu tous ses repères.
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