— Comme je vous l’ai dit, reprend le flic, la seconde victime trouvée sur la scène de crime à côté d’Alice, et que tout le monde à l’époque a prise pour Ambre — y compris ses parents, à la morgue, quand ils ont regardé un peu trop hâtivement leur supposée deuxième fille hideusement défigurée après avoir, dans un premier temps, formellement identifié la première —, s’appelait, selon toute probabilité, Odile Lepage. Elle était plus ou moins amie avec Alice et ressemblait assez, de complexion comme de couleur de cheveux, aux deux sœurs. Si son visage avait été intact, on se serait aperçu, bien sûr, de la méprise. N’oubliez pas qu’en ce temps-là il n’y avait pas de prélèvements ADN. Et on n’avait aucune raison de relever les empreintes des victimes… Je pense qu’Alice — en l’absence de sa sœur Ambre qui devait être en compagnie d’un homme à ce moment-là — avait demandé à Odile Lepage de l’accompagner au rendez-vous que vous leur aviez fixé, sans doute au prétexte de verser l’argent mensuel du chantage, parce qu’elle ne voulait pas y aller toute seule. Je pense qu’Ambre est arrivée trop tard et les a découvertes mortes toutes les deux sur le lieu du rendez-vous, qu’elle a emporté la croix que sa sœur portait autour du cou en souvenir et qu’elle a ensuite disparu de la circulation parce qu’elle avait peur de vous…
— En souvenir de quoi ? articule Lang d’une voix blanche, comme si ce détail avait une quelconque importance.
— En souvenir de cette nuit fatidique, en souvenir de ce que vous avez fait à sa sœur Alice.
À présent, la stupeur et la douleur se partagent les traits de Lang, un voile de sueur brille sur ses tempes. Servaz voit quelque chose qui ressemble à de la terreur passer au fond de ses yeux.
— En revanche, poursuit-il irrésistiblement, si la deuxième victime n’était pas Ambre Oesterman, l’ADN de votre femme a été analysé et comparé à l’ADN d’Alice conservé sous scellé de justice depuis lors. La science a fait d’énormes progrès depuis 1993, comme vous le savez, et il n’y a pas le moindre doute : c’est bien la sœur d’Alice qui dormait dans votre lit, M. Lang … Il semble bien que vous n’ayez jamais réellement su qui était votre femme, hein ?
On dirait un combat de boxe : saoulé de coups, acculé dans les cordes, l’écrivain vient de prendre une dernière droite et il vacille, les yeux dans le vague, avant d’aller au tapis.
— J’imagine que votre femme a dû produire certains documents le jour de votre mariage… Ce n’est pas très compliqué. Chaque année, des milliers de personnes voient leur identité usurpée dans ce pays. Je connais même le cas d’une femme qui a découvert le jour de son mariage qu’elle était déjà mariée… et divorcée. Il suffit d’un numéro de téléphone, d’une adresse, d’un numéro de Sécurité sociale et d’un extrait d’acte de naissance. Ensuite, on fait une déclaration de perte et on obtient une nouvelle carte d’identité. Tout cela, elle a pu l’obtenir en fouillant dans les affaires de quelqu’un qui ne se méfiait pas — en faisant des ménages par exemple — ou en dérobant un portefeuille ou encore en traînant dans les administrations. En vingt-cinq ans, elle a eu tout le temps de se forger une nouvelle personnalité… Nous avons donc trouvé dans votre maison une pièce à conviction concernant le double meurtre de 1993. Par conséquent, nous allons rouvrir le dossier, annonce Servaz.
Pas encore tout à fait prêt à rendre les armes, le boxeur au bord du knock-out se rebiffe une dernière fois :
— Impossible, plus de vingt ans ont passé : il y a prescription…
Servaz secoue la tête.
— Ah, non, non, il n’y en a pas, désolé, corrige-t-il. J’ai toujours cru à votre culpabilité dans cette affaire, voyez-vous — alors, en 2002 comme en 2012, quelques mois avant la date de prescription, avec l’accord d’un juge, j’ai systématiquement rédigé un nouveau procès-verbal, qui a été rajouté aux autres pièces du dossier. Comme vous le savez, ce genre de démarche remet les compteurs à zéro.
Lang est au tapis, compté par l’arbitre, mais il veut quand même se relever avant le « 10 » fatidique :
— Il n’y a pas de preuve, s’acharne-t-il, ce n’est pas moi qui les ai tuées…
— Sur ce point, je suis d’accord, admet tranquillement le policier. Laissez-moi essayer de vous résumer comment ça a dû se passer… (Il marque une pause, met de l’ordre dans son raisonnement.) Les filles vous faisaient chanter… elles exigeaient toujours plus… votre position devenait intenable et vous avez décidé d’y mettre fin. Vous leur avez fixé un rendez-vous près de la cité U, comme d’autres fois, j’imagine. Mais cette fois, ce n’était pas pour leur verser de l’argent. Cependant, vous ne comptiez pas vous salir les mains, non : vous avez demandé à ce pauvre garçon, à ce malheureux Cédric Dhombres, de le faire à votre place. Je ne sais pas comment vous vous y êtes pris — si vous l’avez fait chanter vous-même à cause des photos, s’il aurait fait n’importe quoi pour l’auteur qu’il vénérait, si vous lui avez offert de l’argent. Cédric Dhombres avait peur de vous : il parlait d’un homme impitoyable , qui « lui ferait du mal »… Vous l’avez menacé, poussé au suicide ? Toujours est-il qu’il les attend dans le petit bois, à la nuit tombée. Il surprend Alice : il attaque par-derrière, comme vous lui avez dit de le faire — la bonne vieille méthode de votre père —, puis il frappe la deuxième qui se retourne, et, là, il s’aperçoit que ce n’est pas la bonne personne, il panique. Que faire ? Le temps presse… Odile Lepage ressemble aux deux sœurs — d’où sa méprise —, mêmes cheveux longs et blonds, même genre de silhouette, même allure générale. Il la frappe donc jusqu’à la défigurer totalement. Avec l’espoir que ni vous ni personne ne vous apercevrez de sa méprise. Ça a marché au-delà de ses espérances, la seule à connaître la vérité, c’était la survivante : Ambre… Il les a revêtues des robes de communiante, conformément à la mise en scène morbide que vous aviez imaginée, a passé les croix autour de leur cou et a décampé. Mais il sait que ça n’est pas Ambre qu’il a tuée, qu’elle court toujours. Alors, il file à sa piaule. Comme personne ne répond, il fracture la porte. Peut-être cherche-t-il à savoir où elle se trouve… Ambre, de son côté, a dû découvrir la scène peu après, elle a récupéré la croix d’Alice — sans doute comme un souvenir macabre de cette nuit-là — et elle s’est évanouie dans la nature. Quand elle a lu dans les journaux que tout le monde la croyait morte elle aussi, elle a dû décider de passer dans la clandestinité : son seul lien avec son existence d’avant, sa sœur, était rompu et elle devait craindre pour sa vie… Et puis, vous avez eu beaucoup de chance : ce pauvre garçon s’est pendu en avouant son crime. Et n’oublions pas ce qu’il a écrit : « J’ai toujours été ton plus grand fan. Je gage qu’à partir d’aujourd’hui j’aurai dans tes pensées la place que je mérite. Ton fan numéro 1, à jamais dévoué… » Sur le moment, ça ressemblait à un geste désespéré de la part d’un fan déséquilibré — mais, en réalité, c’était bien plus que ça. Un cadeau. Une offrande. Un sacrifice. Il devait aussi être mort de trouille à l’idée qu’Ambre allait réapparaître et le dénoncer. Et puis, il avait peur de vous : l’homme impitoyable .
— Et vous allez prouver ça comment ?
Servaz fait mine de ne pas avoir entendu. Il sait que Lang n’a plus guère de munitions, qu’il est à sa merci, qu’il n’a même plus envie de se battre. Il le lit dans ses yeux pleins de douleur et de mélancolie, il l’entend dans sa voix.
Читать дальше