— Tu peux me le passer ? dit-il quand il eut obtenu la réponse.
Il attendit que son nouvel interlocuteur vînt en ligne.
— Erik Lang, vous connaissez ?
La voix au bout du fil ne se montra guère loquace.
— Bien sûr.
— Et La Communiante ?
— Évidemment.
— C’est son roman le plus célèbre ?
— Oui. Gros carton.
Servaz soupira. Le libraire — qu’il devinait jeune — paraissait considérer que chacune de ces informations allait de soi et que perdre son temps à les fournir n’entrait pas dans ses attributions.
— Il a écrit combien de romans ?
— Ce que j’en sais, moi… Une dizaine.
— Il a quel âge ?
— Quoi ?
— Quel âge ? répéta Servaz.
Il perçut la perplexité de son interlocuteur à l’autre bout.
— Un instant.
Le libraire reprit la communication au bout de quelques secondes. Ton encore plus las — on atteignait les limites de sa patience et de ses obligations professionnelles.
— Né en 59.
Servaz fit le calcul. En 1988, Lang avait vingt-neuf ans. Que faisait-il à frayer avec des gamines de quinze ans ? Certes, il s’agissait de répondre à des fans. Mais les lettres qu’il avait lues allaient bien au-delà d’un simple courrier à des lecteurs. Elles témoignaient d’un surprenant degré d’intimité… À quelle occasion cette intimité était-elle née ?
— Et Sándor, ça vous dit quelque chose ?
— Erik Lang est un pseudo, répondit la tête à claques du même ton condescendant et professoral. Il est né en Hongrie. Son vrai nom, c’est Sándor Lang.
— Merci, dit-il, mettant fin à la conversation.
Ils avaient repris place dans le salon, face aux parents qui n’avaient pas bougé pendant toute la durée de leur visite et qui donnaient l’impression que, s’ils revenaient le lendemain, ils les retrouveraient au même endroit.
La mère ne pleurait plus mais ses yeux demeuraient bordés de rouge. Elle avait l’air d’avoir vieilli de quinze ans. Le père semblait remâcher des pensées sombres. L’atmosphère de désespoir était difficilement soutenable et Servaz sentit qu’il ne pourrait la supporter très longtemps. Kowalski les avait interrogés d’une voix étonnamment douce et unie — qui contrastait totalement avec le Ko qu’il connaissait — sur les fréquentations de leurs filles, leurs habitudes, leur scolarité. Finalement, il se frotta l’arête du nez et se pencha lentement en avant. Servaz discerna un élément nouveau dans son intonation — une tension qui ne s’y trouvait pas auparavant — et dans le soin avec lequel il choisit chaque mot :
— Est-ce qu’il est arrivé quoi que ce soit… d’anormal ces derniers temps ? Quelque chose qui aurait attiré votre attention d’une manière ou d’une autre, même si c’est insignifiant…
À leur grande surprise, ils virent les deux parents échanger un regard entendu et même hocher la tête, comme s’ils attendaient cette question depuis le début. Tout à coup, Servaz fut aux aguets. Ko se tourna doucement vers le père, qui le fixait les lèvres pincées.
— Pas insignifiant du tout, répondit celui-ci. J’ai essayé de vous le dire tout à l’heure : il est arrivé quelque chose, oui, quelque chose qui nous a fait très peur… et si vous aviez réagi plus tôt, peut-être qu’Ambre et Alice seraient encore là.
La voix du père vibrait de colère. Martin vit la nuque de Ko se raidir, les muscles de ses épaules se tendre sous le blouson de cuir.
— C’est-à-dire ? s’enquit le chef de groupe sans cacher son incompréhension.
— Les gendarmes ne vous ont rien dit ?
— Quels gendarmes ? Expliquez-vous.
— Ça a commencé il y a environ six mois… le téléphone qui sonne et personne au bout du fil… Trois nuits de suite, même heure chaque fois : 3 h 30.
Le père d’Ambre et Alice les scruta à tour de rôle avant de poursuivre.
— Je m’en souviens parfaitement… Les filles étaient à la fac. La première fois, on a cru qu’il leur était arrivé quelque chose, on a paniqué.
Il marqua une pause, les mâchoires serrées.
— La deuxième nuit, je savais déjà qu’il n’y aurait personne pour répondre. J’ai dit : « Vous devez vous tromper de numéro », mais ne me demandez pas pourquoi : je savais que ce n’était pas le cas… Et puis, il y avait cette respiration à peine perceptible. Tout ça au beau milieu de la nuit… La troisième fois, j’ai demandé à celui qui se trouvait à l’autre bout ce qu’il voulait et de nous ficher la paix. Comme les autres fois, il n’y a pas eu de réponse.
— Vous avez une idée de qui ça pouvait être ?
Le père fit « non » de la tête.
— Et ça s’est arrêté là ?
Nouvelle dénégation.
— Il a rappelé. Des semaines plus tard… C’était un week-end, les filles étaient à la maison. Il a dit : « Est-ce que je peux parler à Ambre ou à Alice ? » Il était 3 h 30. Je lui ai demandé qui il était et s’il avait vu l’heure. Il a répété : « Est-ce que je peux parler à Ambre ou à Alice ? », comme s’il ne m’avait pas entendu. Je lui ai dit que j’allais raccrocher, il a dit encore une fois : « Est-ce que je peux parler à Ambre ou à Alice ? » Je l’ai prévenu que j’allais appeler les gendarmes. Il a alors dit : « Dites à Alice et Ambre qu’elles vont mourir. »
Servaz vit remonter dans les yeux du père la peur immense, démesurée, qu’il avait éprouvée cette nuit-là.
— Le téléphone a sonné une bonne dizaine de fois cette même nuit. Les filles se sont réveillées. Tout le monde était terrorisé. J’ai fini par le débrancher.
— Il a rappelé ensuite ?
— Oui. Tous les samedis à 3 h 30 du matin, quand les filles étaient à la maison, pendant des semaines… À la fin, je débranchais systématiquement le téléphone avant de m’endormir.
— Vous leur avez demandé si elles savaient qui ça pouvait être ?
Il hocha la tête.
— Elles ont dit qu’elles n’en avaient pas la moindre idée.
— Vous avez prévenu la gendarmerie, c’est ça ?
Il acquiesça de nouveau.
— Et… ?
La colère réapparut.
— Aucune nouvelle de ce côté… Ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas faire grand-chose…
— Vous pourriez décrire sa voix ?
— Un homme… jeune… peut-être vingt ans… ou trente, allez savoir… Il parlait très doucement.
— Vous pourriez la reconnaître ?
Il secoua la tête.
— Je ne crois pas, non, je vous l’ai dit : il parlait très doucement.
— Merci, M. Oesterman.
— Ce n’est pas fini…
Sa voix tremblait, de fureur et de reproche, ses yeux lançaient des éclairs.
Kowalski se redressa, comme s’il avait reçu un coup de pied dans les reins.
— Ah non ?
— Il a rappelé la nuit dernière …
Cette fois, ils se figèrent.
— Et qu’est-ce qu’il a dit ?
Servaz vit le visage de Richard Oesterman s’effondrer.
— Qu’elles étaient mortes. Et aussi… aussi qu’elles n’avaient que ce qu’elles méritaient .
8.
Où il est question de virginité et de football
Les morts ne parlent pas. Les morts ne pensent pas. Les morts ne pleurent pas les vivants. Les morts sont morts, tout simplement. Mais la seule vraie tombe, c’est l’oubli, songea-t-il.
Il observa les parents d’Alice et Ambre. Il ne savait pas ce qu’ils ressentaient. Comment l’aurait-il pu ? Nourrissaient-ils encore quelque infime et fol espoir qu’il s’agît peut-être d’une méprise et que donc ce ne fût pas leurs filles qui se trouvaient là ? Étaient-ils pressés d’en finir et de rentrer chez eux pour pleurer tout leur saoul à l’abri des regards ? Redoutaient-ils que la dernière image qu’ils conserveraient d’elles fût celle qu’ils allaient affronter dans un instant ? Il repensa à ce qu’ils avaient dit : les coups de fil nocturnes — et l’ultime et lugubre appel la nuit du double homicide pour leur annoncer que leurs filles étaient mortes. Un fax avait été envoyé à France Télécom pour identifier l’appelant. Ils avaient tenté de les joindre à la cité universitaire. En vain. Ils avaient rappelé les gendarmes, qui avaient conclu à une mauvaise plaisanterie…
Читать дальше