Le cœur battant, il eut l’étrange sensation de mettre le pied en territoire inconnu en tournant les pages :
CHAPITRE 1
Son cœur était lourd comme une pierre. Il était au bord de penser quelque chose, il entrevoyait une hypothèse — mais elle semblait par trop absurde, par trop extravagante pour la soumettre à Ko : le meurtrier s’était-il inspiré du bouquin ? L’instant d’après, cette hypothèse lui parut ridicule. C’était le genre d’astuce scénaristique à deux balles qu’on trouvait dans les films et il imaginait déjà la réaction du chef de groupe. Et pourtant, pourtant… pouvait-il s’agir d’une simple coïncidence ?
Le livre à la main, il se rapprocha de la fenêtre. Dans le jardin d’à côté, le colosse chauve avait terminé de tailler le laurier. Il fumait une cigarette à l’ombre d’un figuier avec toujours le même air morose. Servaz se souvint de ce que disait sa mère : qu’il ne fallait jamais faire la sieste sous un figuier.
Tout à coup, une autre pensée le traversa. Quelque chose avait attiré son attention pendant une demi-seconde tout à l’heure, quand il avait fouillé la chambre, puis ce quelque chose lui était sorti de la tête. Qu’est-ce que c’était, bon Dieu ? Il se retourna. Son regard balaya la pièce. Un détail mais lequel ? Il s’arrêta sur l’album photo.
Oui. Cela avait à voir avec l’album … Il s’en approcha lentement.
Le plat arrière lui avait paru bien plus épais, plus rembourré que celui de devant quand il l’avait refermé. Oui, c’était ça. Il tourna doucement les pages cartonnées avec les photos collées sous un cellophane protecteur, tâta de nouveau le carton arrière… Pas de doute : il y avait quelque chose à l’intérieur … Il parvint assez facilement à désolidariser le tissu d’ornement bleu pastel de l’ossature en carton. Les écarta précautionneusement. Une dizaine d’enveloppes apparurent.
Des lettres …
Il les extirpa soigneusement et revint vers la fenêtre, le paquet à la main. Les enveloppes étaient anciennes, jaunies, l’encre avait pâli, l’adresse était à peine lisible, mais il reconnut celle de la maison où ils se trouvaient. Toutes les enveloppes portaient la même écriture.
Il les retourna. Pas de nom d’expéditeur.
Il essaya de déchiffrer le tampon de la poste mais il était presque entièrement effacé à l’exception de la date : 1988. Quel âge avaient Ambre et Alice à ce moment-là ? Dans les quinze-seize ans, calcula-t-il… Il souleva le rabat déchiré de la première, tira deux feuillets que le temps avait rigidifiés. Le papier craqua quand il le déplia, les lettres avaient été ouvertes et repliées un si grand nombre de fois que les feuilles étaient déchirées dans les coins.
Mes chères fiancées,
(L’espace d’un instant, il s’attarda sur cet incipit. Songea à toutes les significations que le dernier mot pouvait impliquer.)
Hier, je me trouvais dans un restaurant plein de monde, d’amis, de moins amis, de pas du tout amis. Ça discourait, ça riait, ça pérorait. Ça se voulait amusant, caustique et surtout intelligent. Moi, dans mon coin, je ne pensais qu’à vous. À votre jeunesse, à votre beauté, à votre intelligence. Celle du cœur. Celle de l’âme. À votre innocence et à votre vice. Je pense à vous tout le temps, jour et nuit, quand je n’arrive pas à dormir. Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Je veux tout savoir — de vos rêves, de vos espoirs, de vos désirs. Est-ce que vous m’aimez ? Dites oui, même si ce n’est pas vrai. Si une lettre arrive d’ici la fin de la semaine, cela voudra dire que vous m’aimez.
(Il interrompit sa lecture. Qu’est-ce que ces mots disaient de leur auteur ? À l’évidence, ce n’était pas un ado mais un adulte qui s’exprimait ici. Un adulte qui savait manier la langue, même s’il était resté — sans doute volontairement — simple et factuel : il n’y avait pas la moindre faute de syntaxe ni d’orthographe… Il en déplia une autre, au hasard.)
Mes chères amies de cœur,
Je me moque bien d’être aimé et encore plus de plaire. La plupart des gens me détestent, redoutent mon cynisme, mon esprit et ma langue acérés. Tant mieux. Qu’ils continuent. Il n’y a qu’à vous que j’ai envie de plaire. Que vous que j’ai envie d’embrasser, de serrer contre moi. J’attendrai cinq ans s’il le faut et ensuite je vous épouserai — toutes les deux. Dans un pays où la polygamie est autorisée. J’espère que vous savez que je vous aime.
Nom de Dieu, ce type leur parlait comme à des femmes… Ce qui l’intriguait le plus, c’était la teneur des lettres. Cette intimité entre un adulte et deux adolescentes. Quel âge avait-il ? Vingt ans ? Quelque chose dans son écriture faisait penser à quelqu’un de plus vieux… Était-il sincère ou bien tendait-il ses pièges de mots pour prendre deux jeunes filles naïves dans ses filets ? Servaz chercha une signature, la trouva au bas de la page suivante :
Sándor
Pendant un court instant, il s’abîma dans la contemplation de ce prénom. Qui était Sándor ? Un fantôme, pour l’heure. Une ombre dans un coin. La sonorité elle-même avait quelque chose de mystérieux. Cela sonnait comme un pseudo. Il replaça la lettre dans son enveloppe. Examina les cachets de la poste, les dates, une par une, jusqu’à identifier la plus ancienne — la première missive —, et il reprit sa lecture.
Chère Ambre, chère Alice,
Mon cœur explose de joie en vous lisant, vos éloges me font tellement plaisir. Si jeunes et déjà si clairvoyantes, si éveillées, si perspicaces ! Il n’y a rien de plus grand, de plus beau que de trouver une âme sœur — alors imaginez ma joie, chère Alice, chère Ambre, d’en trouver deux pour le prix d’une ici.
Ô chères lectrices, quand je pense que vous avez failli ne pas m’écrire…
(De nouveau, il arrêta sa lecture. Chères lectrices ? Un auteur … Était-ce Erik Lang lui-même qui leur avait écrit ? Ou bien s’agissait-il d’un imposteur qui se faisait passer pour lui ?)
… Quand je pense que vous avez hésité — comme vous le dites dans votre si belle et si pénétrante lettre — avant d’oser « déranger le grand auteur », de peur de paraître ridicules… Non, il n’y a rien de ridicule dans votre lettre ! Au contraire. Quand vous dites que La Communiante est un grand livre (derechef, Martin sentit ses battements s’accélérer), mais aussi un livre noir, un livre immoral,je ne peux qu’y souscrire. Quand vous écrivez : « vous n’imaginez pas avec quels délices nous nous sommes plongées dans votre univers et nous avons échangé nos impressions de lecture pour conclure que vous êtes notre auteur préféré », vous faites de moi le plus heureux des hommes. Écrivez-moi encore ! Encore ! Je veux plein d’autres lettres comme celle-là !
De nouveau quelque chose ne collait pas. Si Erik Lang répondait à des fans, pourquoi signer Sándor ? Était-ce un code entre eux ? La porte s’ouvrit et il se retourna. Kowalski pénétra dans la chambrette surchauffée. Son regard se posa aussitôt sur les lettres.
— Qu’est-ce que c’est ?
Sans répondre, Martin attrapa le livre sur le bureau et le lui tendit.
Il avait aperçu un téléphone dans l’entrée. Ils redescendirent et Servaz demanda aux parents l’autorisation de s’en servir. Fouilla dans l’annuaire près de l’appareil et composa un numéro.
— Salut Eva, dit-il quand une voix teintée d’accent chantant eut répondu. Qui s’occupe des romans policiers chez vous ? Le numéro qu’il avait composé était celui d’une librairie toulousaine où il avait ses habitudes. « L’Exquis Mot ». Servaz la fréquentait assidûment du temps où il était étudiant, un peu moins depuis qu’il était flic. En matière de récits policiers, cependant, il s’était arrêté aux classiques : Poe, Conan Doyle, Gaston Leroux, Chandler et Simenon, en gros. Ses auteurs favoris avaient nom Tolstoï, Thomas Mann, Dickens, Gombrowicz, Faulkner et Balzac. Comme son père avant lui, il considérait que les meilleurs livres demandent des efforts et que, plus globalement, tout ce qui est obtenu facilement est vain et sans valeur.
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