Quoi qu’il dise, il ment. Mais non, il n’avait pas menti. Jullian s’était trompé, sur ce coup-là. Elle se leva et fixa la baie vitrée, avec l’impression d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Elle pensait bien sûr aux propos de Colin, à sa conviction que le tueur en série Jeanson était peut-être étranger à la disparition de Sarah. Ça lui paraissait dément, et pourtant…
N’importe qui au courant de l’histoire des cheveux et de la disparition aurait pu vous envoyer le courrier , avait dit Colin.
Grégory Giordano, bien qu’employé dans un autre service, était à l’évidence au fait des éléments sensibles de l’affaire Jeanson. Les policiers discutaient en permanence de leurs dossiers respectifs. Et alors ? Ça en faisait un coupable ?
Entre les dunes, l’onde noire se rapprochait de la côte, comme une mare de pétrole. D’ici à deux heures, le fort serait inaccessible, les vagues des grandes marées dévoreraient la digue et Giordano passerait une nuit de plus menotté dans sa cave, à attendre qu’on vienne le libérer. Que faire ? Léane n’en pouvait plus, de son impuissance et, en même temps, de son pouvoir. Elle tenait le sort de trois existences entre ses mains : le sien, celui de Jullian, celui de Giordano. Trois destins désormais emmêlés telle une pelote de laine inextricable.
Elle avait le temps de tenter une dernière chose avant de prendre une décision. Elle imprima une photo de Giordano extraite d’Internet, récupéra un vieux blouson à elle plié dans un tiroir du dressing et se rendit à l’hôpital.
Il était presque 22 h 30, les couloirs étaient quasi déserts. Juste les bips des appareils, le glissement des semelles souples des infirmières sur le linoléum, le battement des portes des sas.
Avant d’entrer dans la chambre de Jullian, elle reçut un SMS de Colin.
« Je suis passé chez toi en début de soirée, personne. J’ai essayé de t’appeler : pas de réponse. Premier retour du labo : ils ont découvert un cheveu au fond du bonnet. Il est naturellement blond, mais teint en noir. La suite demain, avec l’analyse du sang trouvé dans le coffre. J’espère que tout va bien, appelle-moi pour me rassurer. Colin. »
Un nouveau choc, qui laissa Léane groggy et multiplia plus encore ses doutes. Sarah avait les cheveux blonds au moment de son enlèvement, mais si on les lui avait teints en noir ? Et si ce cheveu lui appartenait vraiment ?
Elle hésita à faire demi-tour et à rappeler Colin dans la foulée. Tout lâcher. Elle pénétra néanmoins dans la chambre. Jullian dormait. Elle s’approcha en silence et s’installa sur une chaise, juste en face de lui. Le calme l’apaisa un peu. Ça faisait des années qu’elle ne l’avait pas regardé dormir.
Elle jeta un coup d’œil vers les romans empilés sur la table de nuit. Il s’agissait de ses histoires. Vu la position du marque-page, son mari avait le nez dans L’Homme du cimetière , le deuxième thriller qu’elle avait écrit, celui qui mettait en scène une héroïne amnésique. Jullian risquait d’y découvrir une résonance forte avec sa propre histoire. Lui aussi avait été agressé, et lui aussi avait perdu la mémoire. Léane ne put s’empêcher de penser que, ces derniers jours, la fiction flirtait un peu trop avec la réalité.
Elle observa son mari, serein, et ses poils se hérissèrent rien qu’à imaginer la façon dont il avait séquestré et torturé Giordano. Lui, Jullian, le pacifiste qui fabriquait ses cerfs-volants, qui parcourait la baie en char à voile, l’amoureux de la nature, ardent défenseur de la colonie de phoques présents sur la côte et incapable d’écraser une fourmi… Comment avait-il pu déverser une telle haine ? D’un autre côté, comment avait-elle fait pour douter de son innocence et de son engagement pour retrouver leur fille ? Jullian était prêt à tout, et il avait sûrement eu une sacrée bonne raison pour s’en prendre au flic. Peut-être même avait-il cru détenir la preuve de sa culpabilité avec le bonnet ?
Mais il fallait se rendre à l’évidence : il s’était trompé, et elle aussi, ce bonnet pouvait appartenir à une inconnue. L’histoire se terminerait forcément mal. Rendre la liberté à Giordano revenait à sceller le futur de l’homme qu’elle avait toujours aimé. Laisser le flic enfermé ? Une mèche de pétard mouillé. Il faudrait bien le relâcher un jour.
Une autre solution. Ne rien faire, le laisser crever au fond de son trou… Se débarrasser du corps… Jullian et toi, libres… Une nouvelle vie qui commence pour vous deux…
Elle chassa ces pensées infectes, ces murmures crachés par une petite voix étrange. Elle tuait dans ses livres, certes, ses personnages faisaient disparaître des corps, mais elle, elle n’était pas une meurtrière.
Elle toussota, et Jullian ouvrit les yeux dans un sursaut. Il se redressa.
— J’ai fait un cauchemar, et tu étais dedans. Tu nageais avec des tortues, tu étais accrochée au dos de l’une d’elles et elle s’est mise à plonger vers le fond. Tu n’arrivais plus à remonter à la surface, tes mains étaient collées sur sa carapace et tu as disparu dans l’obscurité en me suppliant de t’aider. Et moi, je ne pouvais rien faire, parce que je n’avais pas assez de souffle pour descendre. Je… Je t’ai regardée mourir.
Il se serra contre elle. Léane ressentit une tension dans son corps, une sorte de répulsion qu’elle s’efforça de contenir. En réalité, elle lui en voulait de l’avoir mise dans cette situation, d’avoir utilisé ses écrits — d’une certaine façon, il l’avait prise en otage, elle — pour faire du mal à un homme.
Jullian continuait à parler :
— C’était affreux. J’ai eu tellement peur pour toi. Et pourtant, je ne te reconnais pas encore vraiment. Mais je sais que… que quelque chose, au fond de moi, t’a toujours connue.
Léane finit par s’abandonner à l’étreinte de son homme.
— On a nagé avec les tortues, c’était il y a longtemps. C’était… loin, en vacances. Tu voulais m’emmener au soleil, à la lumière parce que… parce que c’était une période où je faisais des cauchemars, où… ça n’allait pas forcément bien dans ma tête.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’était passé ?
Elle haussa les épaules.
— Rien de spécial. Juste des angoisses.
— J’ai encore manipulé des objets pendant ma séance avec l’orthophoniste, ils font émerger des souvenirs. Je me suis souvenu d’une voiture grise, une 4L, en touchant une voiture miniature. C’était pareil avec des peluches, j’ai revu un chien marron à poil ras qui courait partout.
— Ranzor, notre premier animal.
Jullian la gratifia d’un vrai sourire, comme elle n’en avait pas vu depuis longtemps. Et ça lui faisait encore plus mal.
— Les souvenirs arrivent un peu n’importe comment, mais grâce à ces objets, ils reviennent. L’orthophoniste est plutôt content. À ce sujet, tu pourras rapporter des photos de nous demain ? Ils pensent que ça serait bien pour nos séances.
Elle acquiesça. Il lui caressa le visage, ferma les yeux.
— J’ai tellement hâte de me retrouver auprès de toi, chez nous. Te redécouvrir… C’est terrifiant de ne plus avoir de mémoire, mais à la fois si particulier. Comme une renaissance. Retrouver des lieux, des visages, des odeurs, avec la saveur de la toute première fois. Tu es tellement belle. Et Sarah ? Elle sera avec nous à Noël ?
Léane s’efforça de lui sourire et de confirmer. Jullian fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Je te sens toute crispée. Il y a quelque chose au sujet de notre fille que je devrais savoir ?
La romancière sortit de sa poche le papier plié avec le portrait de Giordano.
Читать дальше