— Est-ce que tu reconnais ce visage ?
Il prit la photo, la scruta et la lui rendit, impassible.
— Ça ne me dit rien du tout.
— Tu es bien certain ? Dis-moi vraiment.
— Non, non, rien. Qui est-ce ?
Elle hésita à aller plus loin, à lui montrer l’image de Giordano démoli, captée avec son téléphone portable, à le confronter à ce qu’il avait fait. Mais ce serait sûrement inutile. Elle rempocha le papier.
— Oublie ça. Oublie ma visite.
— Oublier ? Tu ne crois pas que j’ai déjà suffisamment oublié ? Que se passe-t-il, Léane ? Mon père aussi a un comportement étrange dès que j’aborde le sujet de Sarah. Qu’est-ce qui est arrivé à notre fille ?
— Elle est morte !
Les mots avaient jailli sans qu’elle puisse les contrôler. Léane tremblait d’émotion, ses nerfs étaient à vif. Elle voulut se relever mais ce fut comme si elle avait du plomb dans les jambes. L’électrochoc, c’était maintenant ou jamais. Jullian resta figé, abasourdi.
— Morte ? Mais tu m’as dit que…
— Elle a été kidnappée, il y a quatre ans. Elle revenait d’un footing, tu étais… au boulot, et je marchais sur la plage… Ça s’est passé dans notre villa. Un tueur en série du nom d’Andy Jeanson a été attrapé il y a presque deux ans, il est aujourd’hui en prison et attend son procès.
Jullian semblait vouloir parler, mais les mots ne venaient pas. Léane imagina la tempête dans sa tête.
— C’est lui qui a détruit nos vies. Il reconnaît avoir kidnappé et tué Sarah mais refuse de dire où il l’a enterrée. Derrière les barreaux, il a livré l’emplacement des corps au compte-gouttes, huit en tout, sauf celui de notre fille… On attend depuis des mois qu’il se décide à parler.
Elle serra ses deux mains, de toutes ses forces.
— Tu la cherches depuis toutes ces années, Jullian, à en devenir fou. Tu ne peux pas avoir oublié. Dis-moi que quelque chose te revient, dis-moi que tu n’as pas que des vieux souvenirs de bananes et de tortues.
Jullian pinça les lèvres, la tête basculée vers l’avant. Il fit passer ses mains au-dessus de celles de Léane.
— Je suis désolé…
Il se leva et la prit dans ses bras. Léane était sur le point de craquer. Elle l’embrassa sur la bouche, longtemps, avec ardeur, amour, et se défit de l’étreinte. Il la considéra d’un air hébété, deux doigts sur ses lèvres, comme s’il voulait attraper ce baiser et ne plus le lâcher.
— On aurait dit un baiser d’adieu.
— J’espère que tu me comprendras…
Elle sortit et l’entendit qui l’appelait en criant. Elle le laissait avec ses interrogations.
Qu’est-ce qu’elle avait fait ?
Elle s’enferma dans sa voiture, elle n’en pouvait plus, et il était hors de question qu’elle attende des jours, des semaines que la mémoire revienne à son mari, alors qu’un homme crevait au fond d’une cave. Même la révélation du kidnapping de Sarah n’avait rien provoqué. Dans une inspiration douloureuse, elle sortit son téléphone et chercha le numéro de Colin. La pire décision de sa vie. Peut-être le flic berckois trouverait-il la solution qui limiterait les dégâts ? Peut-être l’aiderait-il à se sortir de ce guêpier ?
Au moment où elle se lançait, un appel arriva. C’était Maxime Père, son pro de l’informatique. L’ordinateur de Jullian… Elle avait oublié. Elle décrocha.
— T’as réussi ?
— Oui, j’ai pu récupérer quelques données. Je ne peux pas t’expliquer ça par téléphone. Faut que tu viennes et que tu voies de tes propres yeux. C’est au sujet du bonnet de ta fille. Je sais qui le portait.
Maxime Père vivait à proximité de l’hôpital maritime — le lieu de tournage du film Le Scaphandre et le Papillon —, dans une maison bleue et blanche, aménagée façon pêcheur, au fond d’une impasse où la lumière ne pénétrait jamais. Il enseignait encore dans l’une des écoles primaires de la ville où elle avait elle-même exercé pendant plus de dix ans. Il l’invita à entrer, verrouilla la porte à double tour et l’emmena dans un bureau où circuler relevait de l’exploit, tant livres, matériel informatique et DVD encombraient le moindre recoin.
— Un café ? Un petit remontant ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
— Ça va aller. Il est tard, je suis fatiguée et, pour tout te dire, je n’ai pas dormi beaucoup ces derniers jours.
Il installa une chaise devant l’ordinateur de Jullian où Léane put s’asseoir, et s’installa à ses côtés, une chope de bière aux lèvres.
— Bon… Tout avait été effacé avec méthode : les cookies, les historiques de navigation, les mails, les fichiers audio, les photos. J’avais l’impression d’être devant un ordinateur quasi neuf.
— Un ordinateur amnésique, oui, comme Jullian. Toutes ses recherches ont disparu de la maison. Comme si lui ou le cambrioleur voulait faire table rase de son passé.
— Exactement. Mais, comme pour la mémoire, on n’efface jamais réellement un disque dur tant qu’on ne l’a pas formaté ; la plupart des données restent quelque part dans le système. Et tant qu’on n’installe pas de nouvelles applications, qu’on ne sature pas le disque avec des gigas de films, alors on peut espérer récupérer une partie d’entre elles.
— Tu as parlé du bonnet. Qu’est-ce que tu as trouvé ?
— Avant d’en venir au bonnet, il y a plusieurs choses.
Il pianota sur le clavier.
— Les réseaux sociaux, d’abord. Tu savais que Jullian avait multiplié la création de groupes de soutien, sur lesquels il publiait régulièrement des photos de Sarah ?
— Oui, oui, j’ai toujours été contre. Il sollicitait les internautes en leur demandant de relayer les informations, d’en parler partout autour d’eux, d’imprimer des tracts et de le contacter via des messages privés, s’ils pensaient pouvoir l’aider. Instagram, Twitter, Facebook… Jullian était partout et avait réussi à être suivi par des milliers d’abonnés. J’en faisais partie, bien sûr, pour… surveiller un peu ce qu’il fabriquait. Les gens suivaient ses recherches, ses états d’âme, même s’il ne postait plus grand-chose, ces temps-ci… Ce que Jullian ne comprenait pas, c’est que les internautes s’intéressaient à lui par pur voyeurisme. Ils contemplaient juste le feuilleton d’un père de famille à la dérive. Un simple spectacle pitoyable.
— C’était ce que je pensais aussi. Mais… il semble que ton mari ait eu raison de persévérer et de croire en l’aide des gens.
Il cliqua plusieurs fois, jusqu’à faire apparaître un répertoire au nom interminable et illisible.
— C’est mon outil de récupération de données qui a créé ce répertoire. C’est un peu technique, je t’épargne les explications. Bref, j’ai regardé vite fait les derniers mails qui avaient été effacés. Rien de frappant, Jullian n’avait plus beaucoup d’activités sur son ordinateur ni beaucoup de gens à qui parler, visiblement : les mails n’étaient que des pubs ou des spams. Ensuite, en essayant de me connecter à ses groupes de soutien, je me suis rendu compte qu’ils étaient inaccessibles. Ton mari a tout clôturé, pas plus tard qu’il y a deux jours.
Léane chaussa ses lunettes.
— Quand exactement ?
— Mardi, aux alentours de 12 heures. Toutes les données sur l’ordinateur ont été effacées dans la foulée.
Léane essaya de remettre les événements dans l’ordre.
— Dans la nuit de lundi à mardi, à 1 heure du matin, l’agence de surveillance appelle Jullian, car l’alarme de la maison s’est déclenchée. Il ne se souvient plus des codes, il a bu. Tu me dis qu’aux alentours de midi, ce même mardi, il ferme les comptes sur les réseaux sociaux, nettoie l’ordinateur. Puis, à 18 heures, d’après une application de santé installée sur son téléphone portable, il se met en route vers la digue, pour une marche de cinq kilomètres. On le retrouve inconscient une heure plus tard, agressé, pas loin du phare…
Читать дальше