Dans un premier temps, Vic avait hérité de la mission de passer la journée à visionner les huit autres films et à en sélectionner les éléments importants, qu’ils pourraient verser au dossier. Parce qu’on estimait qu’il n’y avait pas meilleur observateur que lui et qu’il était un vrai magnétoscope sur pattes.
Merci du cadeau.
Si l’auteur des crimes était mort, il fallait encore retracer sa sinistre épopée, dénombrer et identifier toutes ses victimes, retrouver les corps, y compris celui d’Apolline. Des pelleteuses et des hommes munis de détecteurs allaient fouiller dans la matinée les environs de la ferme, tandis que la légiste se pencherait sur la « chose », qui avait demandé une heure à deux hommes afin qu’ils en ôtent tous les fils, les hameçons et la décrochent de son cadre.
On avait souhaité bonne chance à Vic avant qu’il ne reparte chez lui, après plus de vingt heures non-stop, les copies des films et un lecteur sous le bras. Il retourna dans sa chambre d’hôtel où il ne restait pas beaucoup de place pour circuler, à cause de ses affaires, des cartons, qu’il n’avait pas voulu laisser dans un box : neuf mètres carrés pour vivre, dont cinq encombrés de vieux souvenirs, la plupart inutiles, mais Vic n’aimait pas jeter. Il y avait aussi, posé sur une table, un jeu d’échecs, avec l’Immortelle de Kasparov en cours, que les obsessions de Vic poussaient à rejouer sans fin, coup après coup, à la recherche des secrets de Jeanson. La femme de chambre était prévenue, et le gérant tolérait cette situation atypique — Vic était un client sans problèmes, généreux en pourboires, et grâce à qui il arrondissait ses fins de mois, avec la pension pour MammaM .
Au petit matin, Vic ouvrit la fenêtre pour chasser les odeurs et s’effondra sur le lit surélevé qui frôlait presque le plafond. Après avoir enfoncé des boules Quiès dans ses oreilles, il s’endormit aussitôt, émergea quatre heures plus tard, frigorifié : il avait oublié de refermer la fenêtre. Il mit le chauffage électrique à fond, but deux cafés d’affilée, avala une tranche de pain avec de la confiture récupérée au buffet du petit déjeuner et s’installa devant le téléviseur, après avoir branché son lecteur de DVD . À 9 heures du matin, il était temps d’affronter Félix Delpierre dans les yeux. Caresser les ténèbres.
Comme les murs étaient en carton et qu’on pouvait entendre un couple s’envoyer en l’air trois chambres plus loin, il brancha un casque. Il y avait neuf films. Vic visionna la vidéo qui succédait à celle qu’ils avaient vue tous ensemble à la brigade. Son contenu était du même acabit.
Sur la première séquence, Félix Delpierre arrive avec le cadavre d’une fille sur l’épaule, qu’il pose sur la table en métal tel un morceau de viande. La tête est enfoncée dans un sac plastique scotché autour du cou. Il rapproche alors la caméra et s’assure que la scène est dans le champ.
Vic observa le corps dénudé avec attention. Vu la facilité avec laquelle le tueur le manipulait, il était encore souple, donc tué moins de six heures plus tôt. La fille semblait châtain — quelques cheveux dépassaient du plastique, mais impossible d’en savoir davantage. Elle avait morflé : hématomes sur les membres, escarres. Son enlèvement, lui, ne devait pas dater de la veille. Pourquoi Delpierre n’avait-il pas filmé la détention, les tortures, la mise à mort ? Les vivants l’intéressaient-ils moins que les macchabées ?
Vic s’efforça de ne pas accélérer la vidéo quand Delpierre viola le cadavre, qui portait toujours ce plastique sur la tête. Dès qu’il le pouvait, le dépeceur observait la caméra, les mâchoires serrées, le front en sueur. Chaque détail, chaque parole qu’il prononcerait pour lui-même ou pour la caméra pouvait être important. Le policier avait les poings crispés et enfoncés dans les coussins, il luttait pour ne pas abandonner. Il ne sauta pas non plus la séquence où le tueur écorche, au rasoir ou à la trancheuse — du genre de celle qu’on utilise pour couper les kebabs —, les bras et le dos, sale, puis suspend les lambeaux frais pour les faire dégorger.
Le tueur se dirige ensuite vers le mannequin, une espèce de squelette en métal, sans tête ni mains, dont une partie du torse a, selon toute vraisemblance, été couverte de la peau de la victime du premier DVD . Avec des pinceaux, des chiffons, du maquillage, il rend la peau tannée plus rose, les sutures plus discrètes. Il veut redonner un simulacre de vie à la mort.
Ensuite, il coupe l’enregistrement.
Une heure et demie de pure abjection. Le travail de tannage avait dû prendre des jours, aussi Delpierre avait-il fait un montage digne d’un professionnel, avec des coupes, des plans-séquences, des effets pour réduire la durée du film. Quand cela avait-il été réalisé ? Il n’y avait aucune indication temporelle. Ça pouvait être des semaines, des mois ou des années plus tôt. En tout cas, on en était au début de la fabrication de la « chose ».
Vic sortit prendre l’air, en chemise, par moins deux degrés, il se chauffait aux images d’horreur qui lui brûlaient la carcasse. Il regrettait tant de ne pas avoir vu les visages des victimes, à cause des sacs. Il aurait voulu ne pas les oublier. Qui étaient-elles ? Quand avaient-elles été enlevées ? Ils ne disposaient d’aucun critère pour rechercher dans les fichiers. Rien qu’en France, chaque année des dizaines de milliers de personnes disparaissaient de façon inquiétante. Où chercher ?
Il longea une rangée de voitures garées devant l’hôtel. Elles appartenaient à beaucoup de jeunes venus faire l’amour, ou des couples adultères qui n’avaient pas les moyens de se payer des chambres haut de gamme. Puis il marcha jusqu’à la boulangerie dans la galerie marchande de la grande surface située à deux cents mètres de là. Ainsi vêtu, les passants lui jetaient des regards en coin, comme à un type échappé d’un hôpital psychiatrique ou débarqué d’on ne sait quel pays. Il s’y acheta un sandwich et un paquet de chips pour le midi, observa des enfants jouer dans la neige entre l’hôtel et le magasin. Ils se lançaient des boules, se poursuivaient, riaient quand le projectile frappait son but. Si jeunes, les instincts se manifestaient déjà. Course, fuite, survie.
Il retourna dans sa chambre, gelé, et se remit au travail. Cette fois, il accéléra le visionnage pour les disques suivants. Delpierre portait les cadavres à la tête empaquetée, prenait des mesures, traçait des lignes sur les dos, les poitrines. Les corps restaient quasi intacts, il ne les massacrait pas, juste des lambeaux qu’il coupait, ici et là, avant de les enrouler dans des bâches. Son œuvre prenait de l’ampleur, petit à petit le métal du squelette disparaissait sous les lambeaux de peau. Le flic pensa à un artisan de haute couture.
À 13 heures, il mangeait son sandwich et ses chips avec des gestes mécaniques, sans appétit, parce qu’il fallait bien continuer à vivre.
Au milieu d’un film, il eut alors une fulgurance face à un corps qui aurait pu être sa fille. Il ne manqua pas le coche, si bien que, un quart d’heure plus tard, il errait dans les rayons de Noël de la grande surface, à la recherche d’un cadeau pour Coralie. Comme il ne savait pas quoi prendre — qu’est-ce qui intéressait une adolescente de 16 ans ? — , il opta pour une boîte de chocolats et un bon cadeau à dépenser dans n’importe quel rayon du magasin. C’était sans doute mieux que l’argent que suggérait Vadim. Ou pire.
Avant de retourner à l’hôtel, il reçut un appel du technicien chargé d’analyser le portable de Delpierre trouvé sur la table de son salon.
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