Vadim revint auprès de son collègue. Il observa le vélo sous tous les angles, le décrocha du mur. Vic allait et venait, téléphone en main.
— La cave, le vélo, la roue… ça a l’air de coïncider, mais je ne vois pas. C’est quoi, la surprise ?
— Ça te démange d’appeler le numéro à qui Delpierre a envoyé le message, hein ?
— C’est peut-être ce qu’il faut faire pour comprendre ?
— Oui, peut-être, mais peut-être aussi que c’est un piège. On ne peut pas prendre le risque, il vaut mieux attendre l’analyse du portable et savoir qui se cache derrière ce 06.
Ils réfléchirent. Pourquoi un SMS ? Pourquoi Delpierre ne l’avait-il pas envoyé à lui-même, ce message, s’il voulait s’adresser directement à eux ? Ou pourquoi n’avait-il pas simplement pris un papier et un crayon ? Qui se trouvait au bout de la ligne téléphonique ?
Vic se figea soudain devant le vieux meuble et s’accroupit : des roulettes étaient incrustées dans les pieds, ce qui les rendait quasi invisibles. Il se décala sur le côté et poussa le bahut. Une planche de contreplaqué d’un mètre sur un mètre et vissée dans le mur se dévoila. Sans un mot, Vadim s’empara de la visseuse électrique et s’agenouilla. Un bruit strident résonna dans la cave.
V&V sentirent le courant d’air leur effleurer le visage.
Face à eux, de dimensions à peine inférieures à celles de la planche, une ouverture.
Tout cela ne pouvait pas exister.
Léane était juste en train de faire un cauchemar. Bientôt, elle se réveillerait chez elle, dans son appartement cosy à Paris. Une écharpe autour du cou, elle irait boire son café boulevard Iéna, lirait le journal et observerait les gens, essayant, déjà, de créer la prochaine histoire, un nouveau thriller qui prendrait ses lecteurs à la gorge.
Mais sa nouvelle histoire, inutile de l’imaginer : elle la vivait en ce moment même. La clé du fort, trouvée dans la poche d’un pantalon de Jullian, l’avait menée à un type enchaîné au visage en sang qui était avachi devant elle, immobile, le menton écrasé sur la poitrine. Comme Arpageon dans son livre, ses bras étaient suspendus au-dessus de sa tête, retenus par des menottes et des chaînes. Sur sa gauche, dans le halo de la torche, un sac-poubelle, un seau, des bouteilles d’eau, des boîtes de conserve, comme ceux du Manuscrit inachevé . Livre que Jullian avait lu, dont « on » avait entouré des passages en rapport avec ce qui se passait ici.
Léane eut un haut-le-cœur et dut faire face à l’évidence : tout indiquait que ce « on » était Jullian. Et pourtant, quelque chose en elle se refusait à le croire. L’être qu’elle s’imaginait avoir fait ça ne collait en rien avec l’homme qu’était son mari. Même au fond du trou, désespéré, malade, Jullian ne pouvait pas être coupable.
Hors de question de rester là à ne rien faire. Elle se précipita vers le malheureux et fut assaillie par une odeur d’urine. Il était pieds nus, le gauche faisait le double du droit, tout bleu, aux ongles noirs, et ses orteils étaient gonflés comme des montgolfières. Fracturés, sans doute.
Elle porta deux doigts tremblants à la gorge quand, soudain, une bulle de salive éclata entre les lèvres immobiles.
Il était en vie.
Léane eut un mouvement de recul. Les lèvres étrangères se mirent à remuer, un murmure incompréhensible remonta de la gorge. Un signal, qui revenait, seconde après seconde, un mot que l’homme répétait en boucle.
— De l’eau.
Léane posa sa lampe par terre et se rua sur une bouteille neuve. Elle alluma une baladeuse suspendue au plafond par un câble et s’agenouilla devant l’individu. Elle appliqua avec délicatesse le goulot au bord de ses lèvres craquelées. Une poche bleuâtre l’empêchait d’ouvrir l’œil droit. Il avait une mèche de cheveux noirs collée au front, des pommettes acérées, des poignets de bûcheron. Costaud, large d’épaules, entre 40 et 45 ans. Léane avait envie de vomir à cause de l’odeur. Elle eut beau chercher, elle ne connaissait pas cet homme.
— Voilà… Doucement.
Il vida ainsi le tiers de la bouteille, une quinte de toux roula dans sa gorge — tel un orage d’été —, puis sa tête retomba d’un bloc sur sa poitrine. Léane savait qu’avec une telle position des bras, les muscles de son cou devaient lui faire souffrir le martyre. Son Arpageon imaginaire avait été attaché de cette façon.
Elle sortit de sa poche un paquet de mouchoirs en papier, elle en humidifia quelques-uns et frotta avec précaution les joues, les arcades sourcilières et le nez. Une plaie au front avait souillé ce visage. Elle nettoya du mieux qu’elle put et repéra alors un impact de balle dans le mur. On avait dû ouvrir le feu à proximité, sûrement avec l’arme trouvée dans le tiroir. Du sang avait coulé de l’intérieur de l’oreille droite de l’individu.
Après l’avoir recouvert de son manteau pour le réchauffer un peu, elle se redressa et mit les mains sur son crâne. Elle repéra l’instrument de torture, dans un angle, le sabot avec des vis, comme dans son roman, qui réduisait de taille chaque fois qu’on serrait. Elle imaginait à peine l’enfer que cet homme avait traversé. Blesser quelqu’un à la jambe revenait à l’empêcher de s’échapper. C’était le meilleur moyen de le soumettre.
Elle saisit son téléphone, il fallait appeler Colin. Elle hésita néanmoins à composer le numéro. Prévenir les flics, c’était pointer directement Jullian du doigt. Il était amnésique, il ne pourrait pas se défendre. Il prendrait cher. Lui, le père de Sarah, son mari, derrière des barreaux… Il en crèverait.
Mais elle ne pouvait pas laisser mourir cet homme.
Pas de réseau. Elle s’apprêtait à remonter quand l’homme supplia :
— À l’aide.
Léane revint vers le prisonnier. Il avait redressé le menton, ouvert l’œil gauche.
— M’abandonnez pas…
— Je vais revenir, il faut juste que je trouve un endroit avec du réseau pour appeler les secours.
Il agita ses chaînes sans force.
— La clé des menottes… Sous la pierre, dans le coin, là-bas.
Les menottes étaient elles-mêmes maintenues au mur par la chaîne et un cadenas.
— D’accord, d’accord.
Elle se précipita vers l’angle de la salle, souleva le pavé positionné derrière les packs d’eau et les conserves, et découvrit en effet une clé. Elle gisait sur une photo de Sarah, où la jeune fille posait avec son père dans la baie de l’Authie, avec les phoques en arrière-plan. Jullian avait toujours gardé cette photo dans son portefeuille. Tous deux rayonnaient. Elle la ramassa et lut la note en bas, à l’encre bleue : Quoi qu’il dise, il ment . Et, juste dessous : Donne-moi la force de ne jamais oublier ce qu’il a fait . C’était l’écriture de son mari.
Léane sentit ses jambes se dérober et dut s’accroupir. C’était comme si une lame de fond venait de l’engloutir et de la retourner dans tous les sens, l’empêchant de remonter à la surface. Elle tourna les yeux vers l’inconnu, qui la scrutait, elle, à demi dissimulée par les réserves de nourriture, et les pensées qui lui arrivèrent d’un coup lui glacèrent le sang.
Et si ce type avait un rapport avec la disparition de Sarah ? Et si son mari avait découvert un élément primordial qui l’avait mené à l’enlever et le torturer ? Était-ce pour cette raison qu’il lui avait laissé un message sur son répondeur, deux jours avant son agression ? Il faut que je te parle de Sarah. J’ai découvert quelque chose de très important.
Elle se redressa, sous le choc, avec cette clé serrée dans son poing, ce morceau de métal qui avait le pouvoir de libérer un homme et d’en emprisonner un autre. L’inconnu la fixait, de sa face blanche, bleue, grise, cassée, entaillée, et elle pouvait presque voir l’espoir renaître dans l’éclat de son œil.
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