Le Dépeceur était reclus à l’intérieur d’une pièce. Vic se tenait dans l’escalier, plaqué derrière le dos d’un colosse, avec l’angoisse de l’instant à venir, celui où tout pouvait basculer. Partout, dans la cage d’escalier, sur les murs, des bustes d’animaux empaillés, des cerfs, des sangliers, même des loups, aux orbites vides et couverts de poussière. Les bêtes n’avaient pas une expression sereine, neutre, mais des gueules tordues, des dentures brisées. Delpierre était un chasseur, un tueur, un traqueur. Vic l’imaginait derrière la porte, armé d’un fusil à pompe. Ces deux coups de feu au moment où ils étaient entrés… Avait-il abattu Apolline avant de retourner l’arme contre lui ?
Soudain, une balle arracha un morceau de porte et s’écrasa dans le mur opposé.
— Allez vous faire foutre, enculés !
Le négociateur n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour tenter de raisonner le forcené. Un deuxième coup partit, suivi du bruit sourd d’une masse s’écroulant par terre. Silence… On respirait à peine. Les hommes se laissèrent encore une vingtaine de secondes avant de se décider à entrer.
Tableau d’horreur. Un fusil de chasse sur le plancher. Du sang et des morceaux de cervelle, jusqu’au plafond. Dans un lit médicalisé, un autre corps gisait, non pas celui d’Apolline mais celui d’une vieille dame au visage creusé par la mort, aux cheveux blancs et hirsutes, à la peau plissée, d’un blanc de nacre qui virait légèrement au bleu. Deux fleurs rouges fleurissaient sur les draps, au niveau du cœur.
Dans la minute qui suivit, la tempête GIPN libéra l’espace et partit inspecter les autres pièces. Vic et Vadim se plantèrent aux abords de la chambre. Ça puait l’urine et le sang. Delpierre, avait, semblait-il, abattu sa mère malade avant de se donner la mort. Sur une table de nuit, une Vierge Marie, une bible et des dizaines de boîtes de médicaments, dont des doses de morphine.
Vic quitta la pièce d’un pas martial. Le monstre vivait dans ce terrier glauque avec sa mère souffrante, et il avait fait le ménage avant de se suicider.
Où était Apolline ?
Après avoir passé Boulogne-sur-Mer, Léane avait l’impression de rouler vers une lande de bout du monde. Le mince ruban d’asphalte juste éclairé par ses phares s’enfonçait dans le parc naturel régional des Caps, entre campagne et falaises. C’était un univers de terre humide et brune, de craie abrupte, de galets ronds chahutés par les vagues, de petites stations balnéaires désertées et de feux accrochés à une côte déchiquetée, dangereuse et immuable.
Si Ambleteuse rayonnait l’été, le bourg gisait l’hiver, fouetté à sang par les marées, attaqué par les embruns et le sel. Les maisons du front de mer, vides pour la plupart, se serraient les unes contre les autres comme pour se réchauffer et faire bloc face aux éléments — vents violents, pluies diluviennes, crachin permanent. Les bateaux colorés, qui d’ordinaire égayaient la côte, prenaient la poussière au fond de leurs garages fermés à clé. Tout était exsangue, figé, sauf les flux et reflux perpétuels, aux mélodies hypnotiques de pierres qui roulent, de sable qui grince, et ces cris glauques de mouettes, toujours, venus d’on ne savait pas vraiment où.
Léane se gara dans la rue la plus au nord de la ville, le long de la Slack, un minuscule cours d’eau dont les eaux mouraient dans la baie et peinaient à rejoindre la mer à marée basse. Ce bout de nature était isolé, plongé dans l’obscurité et protégé par un léger relief qui le coupait de la vue d’éventuels curieux.
Lampe torche éteinte à la main, elle poursuivit à pied, passa devant un parking à bateaux où gisaient des remorques et put deviner le fort, aux remparts en forme de fer à cheval ouvert sur la mer, à l’architecture toute militaire, et dessiné il y avait plus de trois cents ans par Vauban. On y accédait par une bande de rochers couverts de coquilles de mollusques, qui disparaissaient sous les eaux à marée haute et isolaient le bâtiment. Différents panneaux en interdisaient l’accès aux personnes non autorisées et annonçaient de prochains travaux de restauration. Le chantier de Jullian, sans doute.
Léane n’en tint pas compte, enjamba une chaîne suspendue entre deux barrières et s’engagea avec prudence en direction du fort. Par-delà les rochers lui parvenait une odeur de vase, d’algues, de sel. Elle ne connaissait pas les horaires des marées mais elle distinguait la mer qui flirtait au loin avec l’horizon : ça lui laissait le temps. Hors de question de rester coincée dans le bâtiment les six heures durant lesquelles les eaux l’encerclaient de ses puissants courants.
Elle grimpa une volée de marches et enfonça sa clé dans la serrure d’une porte en bois massive. Un déclic… Et l’angoisse qui montait. Elle voyait encore le ciré jaune avec la capuche, les bottes crottées, les passages entourés dans son dernier livre, les traces de fabrication de l’instrument de torture.
Une fois dans le corps de garde, elle alluma sa lampe torche, jeta un œil aux différentes pièces. Elle traversa la cour intérieure et alla explorer la tour, d’abord vers le haut. Jullian et Dambrine s’étaient retrouvés à plusieurs reprises au deuxième étage, dans la casemate, et avaient couché ensemble, alors que sa maîtresse était censée mener des analyses sur le fort.
La salle était vide, hormis un canon rouillé poussé dans un coin et des seaux posés à même le sol, remplis aux trois quarts et collectant l’eau des fuites. Frigorifiée, Léane redescendit, explora le bâtiment, tête par moments baissée sous les voûtes. L’humidité rongeait la chaux, suintait des pierres, rendait les marches glissantes.
Un bruit soudain la paralysa, au beau milieu de l’escalier. Elle braqua sa torche droit devant elle, retint son souffle. Avait-elle rêvé ? Le bruit recommença, plus franc, plus distinct. Une espèce de raclement d’acier contre de la pierre, qui venait d’en bas.
Elle n’était pas seule.
— Il y a quelqu’un ?
Plus un son. Le vent ? Impossible. Elle prit son courage à deux mains et s’engouffra dans les profondeurs du fort. Elle crut se rappeler qu’il y avait, au bout de cet escalier, une pièce sans fenêtre, en pierre, qui servait jadis à entreposer la nourriture des militaires. Elle stoppa net devant une photo maintenue par un clou dans le mur de droite : un portrait de Sarah, 13 ans à peine. Puis une autre, plus bas… Et encore une. Sarah partout. Les photos manquantes des albums étaient toutes là, par dizaines, accrochées à la pierre.
L’antre de la folie.
Un pied après l’autre, la peur chevillée au corps, elle s’enfonça plus encore. Sa lampe creva l’obscurité de la réserve. Elle braqua son faisceau, balaya le mur opposé et frôla l’arrêt cardiaque lorsque le cercle de lumière s’arrêta sur des poignets menottés, puis sur un visage qui n’avait plus rien d’humain, tant il était tuméfié.
Chaque fois qu’un criminel mettait fin à ses jours sans payer la facture de ses crimes, Vic éprouvait l’envie furieuse de raccrocher les gants. De tels échecs — celui-ci en était un, et pas des moindres — le blessaient comme une plaie au couteau sur sa poitrine.
Il fouillait le hangar, déplaçait des ballots de paille, éclairait des recoins sombres, vidé de ses forces. Y avait-il une infime chance qu’Apolline fût encore en vie, enfermée quelque part ? Trois hommes s’escrimaient à décrocher un cochon d’une porte en bois — le bourreau avait utilisé une cloueuse pneumatique trouvée au pied de l’animal vêtu de la robe d’Apolline. On ne vous apprenait pas à faire ce genre de choses, dans la police.
Читать дальше