Elle éprouva l’envie de retourner à l’hôpital et de le frapper, jusqu’à ce qu’il parle. Ses propres pensées l’effrayèrent.
Elle devait comprendre les mystères qu’avait abrités cette maison en son absence. Elle enfila son manteau, sortit avec une torche et se précipita vers la remise à chars à voile, une cabane en bois, à une dizaine de mètres de la maison. Jullian y rangeait ses outils et y bricolait de temps en temps. S’il avait eu un objet quelconque à fabriquer à partir de ses écrits, il l’aurait fait à cet endroit.
L’accumulation de sable sur la paroi ouest donnait l’impression que l’abri penchait. La porte était verrouillée avec un gros cadenas qui, lui sembla-t-il, était neuf. Elle hésita, prit son inspiration et cassa la seule vitre avec le manche de sa torche. Après avoir chassé les éclats de verre, elle se glissa dans l’ouverture.
Les chars reposaient dans leur coin, leur voile roulée et protégée par une housse. Des cerfs-volants pendaient, en légère rotation, et projetaient des silhouettes lugubres sur les murs où des cannes à pêche s’emmêlaient. Un nuage de sciure virevolta et la fit éternuer. Cela provenait de l’établi, sur lequel reposaient la scie circulaire, des clous et des vis. Léane se pencha. Sous un marteau, le plan dessiné de l’instrument à broyer les pieds. L’objet, lui, manquait. Ne restaient que des chutes de bois et des copeaux.
Alors il l’avait fait. Il avait réalisé l’instrument de torture décrit dans son livre et l’avait embarqué quelque part.
Vivante.
Elle lutta contre l’envie de s’enfuir. Le souffle court, elle éclaira un poncho de pluie jaune à capuche, ainsi que le pantalon de pêcheur imperméable, avec ses bretelles, accroché à gauche de l’établi. Au sol, des bottes en caoutchouc crottées, prises dans une flaque d’eau gelée. Jullian avait utilisé cette tenue il y avait peu, aucun doute là-dessus, et pas pour aller ramasser des moules. Elle revint sur le poncho, promena sa torche sur chaque centimètre carré, inspecta les poches du pantalon. Sa poitrine se serra quand ses doigts se rétractèrent sur une clé ancienne.
Elle l’observa à la lumière. Elle avait déjà vu ce genre de clé lorsque Jullian avait été interrogé par la police, quatre ans plus tôt. Elle avait la quasi-certitude qu’il s’agissait d’une des clés du fort d’Ambleteuse, situé à soixante kilomètres de là.
Qu’est-ce qu’il fichait avec ça ? Natacha Dambrine, sa maîtresse de l’époque, avait quitté la région depuis des lustres et, aux dernières nouvelles, le fort était fermé, interdit d’accès car jugé trop vétuste et dangereux. Elle savait que Jullian avait décroché un chantier d’étude sur l’étanchéité et l’enrochement des remparts, mais les travaux ne devaient démarrer qu’au printemps. Alors pourquoi gardait-il la clé dans la poche de son ciré trempé ? Pourquoi s’était-il rendu là-bas avant son agression ?
Dix minutes plus tard, elle prenait la direction d’Ambleteuse. Elle songeait aux traces de sciure, aux clous, au revolver, au sang, au bonnet dans le coffre du 4 × 4. Cette clé allait ouvrir bien plus que la grille d’un fort à l’abandon.
Elle allait déverrouiller les portes de l’enfer.
Le directeur de l’institut des Senones s’apprêtait à mettre les voiles lorsque Vic fut amené par un éducateur à son bureau. Florent Leviel n’avait rien du vieil ours qu’on aurait pu imaginer au fin fond de ses montagnes. La trentaine, cheveux noirs gominés vers l’arrière, allure décontractée, avec ses manches de chemise retroussées jusqu’aux coudes par-dessus un gilet à col en V. Il venait de décrocher sa doudoune du portemanteau et la garda entre ses mains.
— La Criminelle ? Comment se fait-il que je ne vous aie jamais vu ?
Vic lui montra sa carte tricolore.
— Je viens de Grenoble. Je ne peux pas vous donner tous les détails, mais nous travaillons aussi sur une affaire qui, selon toute vraisemblance, a des connexions avec la disparition d’Apolline.
Le policier sortit des photos de sa poche et les tendit au directeur.
— Voici la fameuse connexion : la voiture de celui que nous pensons être le kidnappeur de votre pensionnaire. Il s’agit d’une Ford Mondeo grise munie d’une fausse plaque à ce moment-là. Elle est en notre possession, dans un entrepôt de pièces à conviction.
Leviel considéra les clichés avec attention.
— Il y a également des photos de l’individu prises par une caméra de surveillance d’une pompe à essence au niveau de la sortie du Touvet, entre Grenoble et Chambéry. On n’y voit pas distinctement, mais ça peut peut-être vous aider. La physionomie générale, la casquette…
Le directeur secoua la tête.
— Il peut y avoir jusqu’à une trentaine de véhicules garés ici pendant la journée, mais… je pense que s’il y avait eu cette voiture, je l’aurais remarquée. Or là, ça ne me dit rien du tout. Quant à cette silhouette… c’est beaucoup trop vague. Et personne ne porte de casquette ici, à ma connaissance. Pas au boulot, du moins.
Il rendit les clichés.
— Vos collègues d’Annecy ont déjà fouillé, il ne se passe pas une semaine sans qu’on en voie un venir poser des questions. Sachez que mon personnel a été largement interrogé, et qu’il est intègre. Ce sont des gens passionnés et qualifiés, qui aiment leur job et les jeunes. Cette présence policière et cette disparition qu’on ressasse stressent nos pensionnaires non-voyants et pourraient briser leur confiance en leurs éducateurs. C’est horrible, cette disparition, Apolline est une jeune fille appréciée de tous ici et on espère sincèrement que vous allez la retrouver, mais mon centre n’a rien à se reprocher.
Vic rempocha les clichés, déçu que son intuition ne se soit pas concrétisée.
— Rien de remarquable parmi vos employés depuis lundi dernier ? L’un d’entre eux qui ne serait pas venu travailler pour une raison quelconque ?
— Non, aucune absence n’a été signalée. Pour votre gouverne, nous sommes tous en congé demain soir, les jeunes retournent dans leur famille pour les vacances de Noël et le centre ferme. Donc inutile de revenir ici dans les jours prochains, mais vous pourrez m’appeler, je reste joignable.
Il tendit une carte de visite à Vic.
— Si je peux aider d’une quelconque façon pour qu’on retrouve Apolline…
Il enfila sa doudoune.
— Désolé, il faut vraiment que j’y aille. Je suis attendu à une réunion à Chambéry, et vu qu’il neige…
— J’aimerais jeter un coup d’œil à la chambre d’Apolline avant.
Il invita Vic à sortir et ferma son bureau à clé.
— Comme vos collègues. Qu’est-ce que vous espérez y trouver ? Ils l’ont déjà fouillée de fond en comble.
— Ce ne sera pas long. J’ai juste besoin de voir où elle passait une bonne partie de son temps.
— Seulement deux minutes, alors.
Ils évoluèrent dans les couloirs de l’institut. Vic s’était attendu à des murs froids, des pièces sans âme, des croix religieuses partout, mais les couleurs explosaient dans les salles d’activité, la décoration se révélait moderne et lumineuse. De gros sapins de Noël encombraient la salle de transcription braille et les ateliers manuels. Plus loin, on percevait des bruits de percussions. Des garçons, positionnés en rond, frappaient sur des djembés. Au centre, des filles dansaient, sous les yeux des formateurs qui donnaient le rythme avec des claquements de mains. Replié dans son manteau de neige et coupé du monde, l’institut vibrait de vie.
La chambre d’Apolline était à l’image du reste : cosy, chaleureuse, l’espace intime de n’importe quelle jeune femme de 18 ans. Un iPod, un casque audio, une collection de flacons de parfum… Le directeur s’arrêta près de la porte.
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