— Vous avez des pistes ?
— L’enquête est compliquée. Pas de traces, aucun témoin. Rien de similaire ne s’est jamais produit à Saint-Gervais ou dans les environs. Le chien n’aurait pas fait de mal à une mouche, donc difficile à dire si le kidnappeur connaissait sa victime ou pas.
Il s’approcha de la carte de la région qui occupait une partie d’un mur.
— C’étaient les vacances de Toussaint quand ça s’est produit. Le reste du temps, Apolline est en internat dans un institut pour jeunes aveugles, les Senones à Montagnole, à quelques kilomètres de Chambéry. La structure accueille jusqu’à cent jeunes, de 14 à 20 ans.
Il désigna une photo de l’institut, aux hauts murs de pierre et aux arches de granit. Un bâtiment d’un autre siècle qui ressemblait lui-même à un pan décroché de montagne. Vic eut l’image d’un couvent, avec ses sœurs en cornette et ses cantiques qui résonnaient dans des couloirs austères.
— Les déficients visuels vivent là-dedans toute l’année, hors vacances scolaires, et sont, pour une partie d’entre eux, scolarisés à l’extérieur, à Chambéry, dans des structures de l’Éducation nationale. Malgré leur handicap, ils essaient d’avoir une vie de jeune adulte la plus normale possible.
Vic pointa la partie gauche de la photo.
— C’est une chapelle ?
— En effet. Les Senones étaient une ancienne école catholique, certaines traditions religieuses sont restées. Pas mal de ces jeunes aveugles prient ou vont se recueillir dans la chapelle. Il faut bien se raccrocher à quelque chose quand tout est noir autour de soi.
Vic revit la croix religieuse scintiller au bout de sa chaîne suspendue au rétroviseur de la Ford. Et si leur tueur avait un rapport quelconque avec l’institut ? Un employé ?
— Vous avez fait le tour du personnel ?
— On avance, petit à petit. Difficile de tout vous expliquer en quelques minutes, vous lirez le dossier. Les jeunes ont de multiples activités, croisent pas mal de monde, entre les profs, les médecins, les formateurs, les simples employés, les parents. On ignore si le kidnappeur connaissait Apolline ou s’il s’agit d’un enlèvement opportuniste. En tout cas, on ne peut écarter cette possibilité. On a bien sûr interrogé les copains et copines d’Apolline, aux Senones . Rien de suspect, pas de secret ni de petit ami, rapports classiques avec l’équipe encadrante. Le kidnappeur est peut-être juste quelqu’un de passage devant chez elle, à Saint-Gervais, un prédateur qui a vu une jeune femme vulnérable se promener et l’a enlevée. Facile, de s’en prendre à une aveugle.
— Je ne crois pas, non. Des éléments me portent à penser que notre homme vit dans les alentours de Chambéry.
— Quels éléments ?
— Une demi-intuition.
— Une « demi-intuition » ? C’est ça que je vais devoir dire aux parents, moi, une « demi-intuition » ?
— J’ai le sentiment qu’il a rencontré Apolline à l’école ou même à l’institut. Il savait où elle habitait, il devait bien la connaître, ou alors il avait accès à son dossier. Peut-être a-t-il attendu les vacances pour qu’on évite de faire un rapprochement trop évident avec Chambéry ou Montagnole. Pour focaliser votre attention et vos recherches ailleurs.
— Vous avez juste des « demi-intuitions », ou vous avez des preuves ?
— Vous vous forgerez votre propre opinion en lisant nos rapports. Je crois que nos chefs se sont mis d’accord pour qu’on échange rapidement les dossiers ?
— Vu l’urgence de la situation, on a intérêt à travailler ensemble, en effet.
Vic se leva avec une idée en tête. Dehors, la nuit s’était installée et la neige tombait à gros flocons.
— Il vaut mieux que je me remette en route si je ne veux pas rester bloqué ici.
Boulgronier observa une dernière fois les photos de scène de crime et les rendit à Vic.
— Qu’est-ce qui relie Apolline et l’autre victime du coffre, à votre avis ?
— Il est trop tôt pour le dire.
Les deux hommes se serrèrent la main et, au moment où Vic voulut sortir :
— Lieutenant Altran ?
Boulgronier lui tendait son écharpe. Vic la récupéra avec un sourire.
— C’est au moins ma cinquième cette année. J’ai tendance à perdre les objets (il effleura sa tempe), en plus de la mémoire.
— On connaît tous ça. Et ça ne va pas s’arranger avec l’âge. Au fait, un truc qui me turlupine depuis votre arrivée : vous ne seriez pas déjà passé à la télé ? Une émission de jeu, un truc dans le genre ?
— Vous devez vous tromper.
Plus tard, Vic regagna l’autoroute, direction Grenoble. Au bout d’une demi-heure, il faisait un crochet par la départementale D1006, téléphone sur haut-parleur, en ligne avec Vadim.
— Et donc, tu crois vraiment que notre homme fait partie du personnel de cet institut ? Tu te doutes que les collègues d’Annecy ont déjà fait le tour !
— L’établissement dispense un enseignement religieux, et il y avait cette chaîne avec cette croix au rétroviseur de la Ford. Les Senones sont quasiment sur ma route. En tout cas, je ne risque rien à demander au directeur s’il reconnaît la Ford grise. Juste une visite de courtoisie.
— Une visite de courtoisie ? Pas de conneries, Vic, d’accord ? On ne va pas se mettre les collègues d’Annecy à dos, et on n’a pas encore la paperasse pour agir comme on veut.
— C’est bien ça le problème, la paperasse. Pense à Apolline, Vadim. Pense une seconde à Apolline.
Vic raccrocha d’un geste rageur. Ras le bol, des procédures. Un salopard avait coupé les mains d’une gamine, sa vie tenait à un fil, comment se permettre d’attendre des fichus papiers ? Les éclairages publics se raréfièrent, juste des trouées de vie dans la perpétuelle nuit de la roche. Les routes se mirent à zigzaguer, de moins en moins larges, comme enfoncées dans un univers de chaos où seule régnait l’obscurité. Malgré les ténèbres, la neige tapissait déjà l’asphalte d’une fine couche moirée.
Bientôt, le panneau « MONTAGNOLE » se dessina dans l’éclat de ses phares, puis la silhouette d’ogre de l’institut des Senones, au pied du massif de la Chartreuse. Seules trois ou quatre lucarnes illuminées perçaient la nuit, çà et là, sur les deux étages de l’établissement. Ça lui paraissait peu, mais il se rappela où il arrivait : dans un monde où la lumière n’existait plus.
Jullian lisait lorsque Léane arriva à l’hôpital ce jeudi au milieu de l’après-midi. Tandis que Colin et une équipe de l’Identité judiciaire s’activaient autour du coffre du 4 × 4, elle avait préféré quitter la maison, après une nuit d’enfer, à ruminer la raison de la présence du Sig Sauer dans le tiroir de la table de nuit. Elle n’en avait pas parlé à Colin, attendant d’avoir l’esprit un peu plus clair.
Elle tira une chaise et s’installa à proximité du lit.
— Comment tu te sens ?
Jullian leva son livre : Le Manuscrit inachevé.
— C’est le médecin qui me l’a apporté ce matin, après les examens, je l’ai déjà presque terminé. Il va me passer tes autres livres. Ça me fait drôle de découvrir ma femme à travers un roman, surtout quand l’auteur de ce roman est un homme. Il paraît qu’il ne faut pas révéler que c’est toi ?
— Quelques personnes savent ici, forcément, mais j’y tiens, oui. Et toi aussi.
— Il faut que je me détache de ton héroïne qui séquestre l’écrivain, cette Judith Moderoi, sinon je vais avoir l’impression de l’avoir en face de moi. Tu écris des choses tellement… complexes et… horribles. Dis-moi que cette femme ne te ressemble pas.
Читать дальше