— Ou bien, elle pointait des avions sur des écrans radar ou elle fourrait ses doigts dans des pots de pâte à modeler ? Merde, Vic, qu’est-ce qu’on en sait ? À quoi ça va nous servir, ces conneries à deux balles ? On ferait mieux d’aider les autres à chercher d’où pouvait provenir cette fichue Ford.
— Mimolette et Dupuis sont en train d’éplucher tous les enregistrements de la pompe sur les deux derniers mois. Jusqu’à présent, la Ford ne s’y est jamais arrêtée.
— Et ? Faudrait aller frapper aux portes des maisons des villages derrière la pompe à essence, par exemple. Se bouger le cul, quoi, au lieu d’aller butiner de labo en labo.
— C’est ce qu’on fait, on se bouge le cul… On réfléchit…
— Je préférerais réfléchir sur le terrain, à botter les fesses de cet enfoiré. Je ne suis pas comme toi, j’ai pas le cerveau qui ressemble à une éponge de mer. J’ai besoin de me dégourdir les jambes, tu vois.
Vic frictionna ses index l’un contre l’autre.
— Elle frottait sur quelque chose, mais quelque chose qui n’accroche pas la peau. Il a parlé de tissus. C’est… la répétition du geste qui usait la surface des dermatoglyphes. Ces doigts-là… Seulement l’extrémité de ces doigts-là.
Des métiers défilèrent dans sa tête, comme les pages d’une encyclopédie qu’on tourne en accéléré. Vadim se leva et écrasa du talon sa clope à peine entamée. Il secoua son blouson, puis se mit à avancer vers la sortie du parc.
— On réfléchira à ça plus tard, OK ?
Lorsqu’il se retourna, il constata que Vic était resté sur place. Son collègue, immobile, fixait l’homme avec son chien, qui déambulait dans leur direction. Morel connaissait trop bien son partenaire pour savoir que des rouages venaient de s’enclencher sous son crâne, que la machine à neurones crachait peut-être une solution que seule cette cervelle pouvait produire. Vic était une catastrophe en tant que flic — dans le respect des procédures, la paperasse, de surcroît il tirait au pistolet comme un manche —, mais il savait parler aux gens et avait des fulgurances incompréhensibles qui, souvent, faisaient bondir l’enquête et lui évitaient de finir dans un placard. Comme cette fois où il avait eu l’idée de compter les cheveux des mèches.
Morel revint vers lui d’un pas lourd.
— Vas-y. Quel métier ?
Vic lui demanda de patienter d’un geste. Puis il tourna son écran de téléphone vers son collègue.
— Toutes ces vieilles coupures sur les mains, elles forment des motifs en braille. C’est écrit « PITIÉ ».
— Du braille ? Tu déconnes ?
— On lit le braille avec le bout des index de chaque main. C’est ce mouvement répété sur les reliefs qui efface au fur et à mesure les dermatoglyphes.
Les deux flics échangèrent un regard grave.
— Elle est aveugle.
— Je crois que je la tiens.
Vic se précipita sur l’ordinateur de Vadim, situé en face du sien. Les deux hommes travaillaient depuis plus de dix ans dans le même bureau de la section criminelle de l’antenne de Grenoble, qui dépendait, comme Chambéry, Annecy, Valence et Saint-Étienne, de la direction interrégionale de la police judiciaire de Lyon. L’endroit n’avait rien de glamour — quatre murs plus très blancs recouverts de posters et de photos —, était trop chaud l’été et un peu trop froid l’hiver, mais c’était leur nid et ils s’y sentaient bien. Morel tourna son écran.
— Apolline Rina, 18 ans, disparue il y a un mois et demi. C’est le seul cas de disparition inquiétante d’une aveugle ces dix dernières années. Il y a de grandes chances pour que ce soit elle.
Morel se recula sur son siège, sous le coup de sa découverte. Les données indiquaient que la jeune femme avait disparu au domicile familial de Saint-Gervais-les-Bains, une ville située à une bonne centaine de kilomètres de Grenoble.
— C’est les collègues d’Annecy qui gèrent le dossier.
Vic se planta devant la fenêtre où quelques flocons tournoyaient. Leur victime ne se résumait plus qu’à une paire de mains, elle avait désormais un nom, un visage, un sourire. Apolline avait de longs cheveux bouclés et des lèvres un peu relâchées. C’était une jolie fille, aux traits fins. Le flic regarda sa montre : plus de 15 heures.
— OK, je fonce jusqu’à Annecy. Tu les appelles, tu leur expliques pour les mains et tu les préviens que j’arrive. Raconte tout ça au boss, aussi, qu’il se mette d’accord avec eux et qu’on puisse échanger les dossiers le plus vite possible. La vie d’une jeune fille est peut-être en jeu.
Morel acquiesçait à peine que son collègue avait empoché des photos et disparaissait. D’ordinaire, Vic aimait ces journées où l’enquête prenait un bon rythme, où les pistes s’ouvraient et où le temps fusait comme une étoile filante. Mais cette fois, c’était autre chose. Il s’éloignait de Coralie et se rapprochait d’un démon, un être qui avait détenu, torturé et mutilé au moins deux filles. Apolline, aveugle, et le cadavre au visage écorché et aux yeux volés. Il y avait un rapport avec le sens de la vue. Une obsession du tueur ? Avait-il peur d’être scruté, jugé, à tel point qu’il avait privé sa victime de ses yeux et détruit son visage ?
Le flic se rappela aussi ces lettres en braille, inscrites dans chaque main. PITIÉ. Apolline avait appelé à l’aide, à sa façon. Et personne ne lui avait répondu. Elle était seule, dans le noir de son existence, privée de ses membres, dans l’attente peut-être qu’on vienne la sauver.
Aix-les-Bains, Annecy, pleins gaz. Une heure et demie plus tard, Vic longeait le lac d’Annecy, aux eaux grises et endormies. Les sommets se perdaient dans des nuages bas, gonflés d’humidité, la ville se comprimait là comme un homme recroquevillé et malade. Les villes de montagne, l’hiver, devenaient elles-mêmes montagnes.
Le flic qui l’accueillit était le capitaine Philippe Boulgronier, le chef de groupe du dossier Rina. Il l’emmena dans son bureau tapissé des photos de la gamine, de croquis, de noms et lieux reliés par des flèches, et lui servit un café. Le bureau était sombre, encombré comme un cagibi. Le capitaine se tassa sur sa chaise à roulettes, choqué, lorsque Vic lui montra les clichés du coffre de la Ford, de l’autopsie…
— Quand on travaille sur ce genre de disparition, on s’attend toujours au pire. Mais là, ces mains sans corps, et ce corps sans mains. Deux victimes, vous dites… Et Apolline qui serait peut-être encore en vie, malgré ses mains coupées ? C’est… impensable.
Vadim lui avait expliqué par téléphone. Le vol de la Ford, le corps dans le coffre, les membres amputés, les index abîmés par la lecture du braille… Bien sûr, il faudrait attendre les résultats de l’ADN, mais il y avait de fortes chances pour que ces mains soient celles d’Apolline.
Boulgronier écrasa sa paume droite sur un dossier épais.
— Apolline souffrait d’une rétinopathie pigmentaire, une maladie dégénérative qui a détruit les cellules des rétines. À 12 ans, elle devenait aveugle et sombrait dans le noir le plus complet.
Vic fixait une photo où la gamine portait une robe à fleurs.
— Comment a-t-elle disparu ?
— Ça s’est passé chez ses parents, le 2 novembre de cette année, en fin d’après-midi. Ils habitent un beau chalet sur les hauteurs de Saint-Gervais. L’endroit est isolé. Les parents s’étaient absentés, laissant Apolline seule avec Valkan, son chien guide. Lorsqu’ils sont rentrés le soir, le labrador se tenait devant la maison en train de pleurer, et Apolline avait disparu. On suppose que le kidnappeur l’a enlevée alors qu’elle se promenait. Elle aimait marcher dans les bois alentour avec son chien.
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