Vic inclina la tête.
— Un bêtabloquant qui diminue la pression sanguine et le rythme cardiaque.
— Oui. Il faut savoir que ce médicament chasse le sang des extrémités, les patients sous traitement ont souvent les pieds et les mains froids. Il y avait aussi des traces de buflomédil, un vasodilatateur destiné lui aussi à baisser la pression artérielle.
— La victime était peut-être sous traitement ?
— Pas avec de telles posologies. Et l’analyse de la kératine des ongles ne démontre pas de traces anciennes de ces médicaments. Mais ce n’est pas terminé, on a aussi détecté de la morphine à des taux très élevés. Je ne vous fais pas un dessin, c’est un antalgique de niveau 3, qui permet de traiter les douleurs fortes, voire insupportables.
— Comme après une amputation…
— Oui, sauf que, si on en a décelé la présence dans ces mains, ça implique que votre victime avait de la morphine dans le corps avant l’amputation.
Vadim n’était pas sûr de comprendre.
— Vous n’êtes quand même pas en train de nous dire qu’elle était vivante quand il lui a tranché les mains ?
— Si. J’ai même l’impression que votre homme a tout fait pour atténuer la douleur et les saignements. Autrement dit, il n’est pas impossible que la propriétaire de ces mains soit encore en vie au moment où je vous parle.
Vadim s’était assis sur un banc du parc Hoche, au pied d’une rangée de peupliers au branchage ébouriffé qui jouait avec les flocons. Ça faisait déjà des semaines que les montagnes avaient revêtu leur blanc manteau, qu’elles ne quitteraient plus avant avril. Frileuses, les montagnes. Le flic tira une cigarette d’un paquet et l’inséra entre ses lèvres charnues.
— C’est quand tu te décides d’arrêter de fumer qu’il y a toujours une cochonnerie qui te fait replonger. Je pensais que cette période des fêtes serait paisible, propice aux bonnes résolutions. Tu parles !
Vic restait debout, devant lui, les mains au fond de ses poches. Une fine pellicule de poudreuse tapissait le dessus de sa chevelure et ses épaules. Le jardin d’ordinaire plein de vie était désert. Juste un type qui promenait son chien, au loin. Vic se dit qu’il y avait toujours des types pour promener leur chien dans les parcs, à n’importe quelle heure et par n’importe quel temps.
— T’as entendu ce qu’a dit Ferrigno, Vic. Si les saignements ont été maîtrisés au moment de l’amputation, et avec les bons médicaments, des changements de pansements réguliers, elle a pu survivre… Mais sans soins appropriés, elle va finir par mourir d’une infection ou, en tout cas, souffrir le martyre. Ces mains, on les a trouvées dans le coffre quand ?
— Lundi, 22 heures… et neuf minutes.
— Je m’en fous des minutes, bordel ! L’important, c’est que ça fait au moins trois jours. Trois jours que…
Il tira une bouffée.
— À qui on a affaire, Vic ? Quelle saloperie de tordu ? Je veux dire, les collègues se sont coltiné Andy Jeanson il y a deux ans et ce fumier continue à leur en faire baver même derrière les barreaux. Maintenant, nous, on se tape l’Écorcheur, un cinglé qui n’a rien à lui envier…
Andy Jeanson… Le Voyageur… Vic suivait encore le dossier de près et avait un étrange rapport avec le tueur. Lors d’un déplacement à Lyon pour une formation de quatre jours sur des sujets antiterroristes, environ un an et demi auparavant, les collègues pataugeaient dans l’affaire Jeanson. Vic avait eu l’occasion de voir les photos des mèches de cheveux des différentes victimes du Voyageur. Le dernier matin de la formation, il avait demandé à accéder aux scellés afin de compter le nombre de cheveux de chaque mèche. Pourquoi ? Il ne le savait pas lui-même, « une envie de compter », avait-il répondu. On lui avait ri au nez et demandé de rentrer chez lui.
Deux jours plus tard, on l’appelait pour le féliciter : quelqu’un avait compté et était arrivé au nombre de cinq cent douze, chaque fois. Les collègues lyonnais avaient alors questionné Jeanson : pourquoi cinq cent douze ? Le tueur n’avait pas répondu, mais avait voulu rencontrer le flic qui avait été capable de décrypter ce qu’il appelait « une porte d’entrée dans son monde ».
Vic avait alors eu accès libre au dossier Jeanson, aux différents procès-verbaux, à une panoplie de rapports — autopsies, police scientifique, expertises psychiatriques — afin de s’imprégner au mieux de la personnalité du tueur. Andy Jeanson, bien qu’intelligent, avait eu une enfance compliquée, avec un père violent, des brimades à l’école à cause d’un physique disgracieux, des années passées dans un internat réputé difficile, où les enfants grandissaient dans l’environnement hostile et isolé des montagnes. Devenu adulte, il n’avait jamais réussi à avoir un emploi stable.
L’entretien avait eu lieu dans les locaux de la brigade criminelle de Lyon, avec l’espoir que Jeanson se livre davantage à Vic et indique l’emplacement des derniers corps. En vain. Il n’avait rien révélé d’autre que ce que les équipes savaient déjà. À la fin de l’entretien, il avait demandé un papier, un crayon, et avait écrit : Kasparov-Topalov, 1999 . Le tueur était alors retourné en cellule, avec un seul, un unique mot lâché à la sortie de la salle d’interrogatoire : « misdirection ». Ou l’art de détourner l’attention.
Comme les collègues, Vic s’était cassé la tête sur la partie d’échecs Kasparov-Topalov, l’une des plus remarquables, gagnée en quarante-quatre coups par le célèbre champion russe Garry Kasparov. On la surnommait aussi l’Immortelle. Personne n’avait, à ce jour, compris le sens de cette énigme. La résoudre aujourd’hui pousserait-il Jeanson à révéler enfin l’emplacement du dernier corps, celui de Sarah Morgan ?
Vic secoua la tête, tandis que Vadim continuait à parler.
— … Ça fait beaucoup en peu de temps. Tu crois que c’est le monde dans lequel on vit qui veut ça ? Une espèce d’accélération de la violence ?
Vic songea à l’insulte déposée par sa femme à l’hôtel, au divorce, à sa dispute avec Coralie devant le lycée, à ces hommes politiques, ces animateurs, ces journalistes qui s’étripaient par médias interposés ou à coups de messages assassins sur les réseaux sociaux, et aussi au fait qu’il passerait Noël seul, à 45 berges dans une chambre minable, le nez sans doute plongé dans des dossiers criminels en guise de dinde.
— C’est le monde dans lequel on vit qui va trop vite. La violence ne fait que s’adapter, suivre le rythme.
— Pourquoi il la maintient en vie ? Et pourquoi il a fracassé le crâne de l’autre ? À elle aussi, il a coupé les mains, mais elle était déjà morte, d’après Ferrigno. Je n’arrive pas à piger sa logique.
— Pourtant, il en a forcément une. Notre homme suit un chemin. À la pompe à essence, il n’a même pas paniqué alors qu’on lui tirait sa voiture avec un mort dedans. On doit juste entrer dans sa tête.
— Entrer dans sa tête… Bien… Quand t’auras réussi, tu me fileras son adresse, alors.
Vic se mit à aller et venir, l’œil rivé sur sa main ouverte devant lui. Il se rappelait les microblessures sur les paumes, qui semblaient ordonnées. Des marques volontaires, des motifs qui n’étaient ni des chiffres ni des lettres. Un code ?
— On doit se concentrer sur ce qu’on a. Ces deux mains… Qu’est-ce qui pourrait modifier avec tant de délicatesse la surface des traces papillaires au bout des index droit et gauche, à ton avis ?
— J’en sais rien, peut-être qu’elle tapait sur un clavier, comme nous tous.
— Avec les index uniquement ?
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