Il n’y a pas de vérité, il n’y a que des mensonges assumés…
Longeant l’hôpital Cochin, il balaya toute cette merde d’un haussement d’épaules et retrouva le vrai sens de sa vie : Thaddée, à la sortie de l’étude. D’une certaine façon, il fallait fêter ça.
Sans s’expliquer, il l’emmena dans sa pizzeria préférée et invita même, pour l’occasion, Miss Béret. Admirer son petit garçon qui s’en mettait jusque-là aux côtés de sa partenaire épisodique, avec ses gros seins et ses idées simples, voilà qui était plus que rassurant.
Pourtant, toute la soirée, il ne cessa de vérifier son portable. Pourquoi se mentir ? Il attendait un appel de Claudia Muller.
Paris sous le soleil, c’est pas mal, mais Paris sous la pluie, c’est carrément l’apothéose. Ses ruisseaux vivants, ses trottoirs laqués, son ciel noir qui transforme chaque immeuble en bloc pâle, presque fluorescent, avec ses ornements de façade en guise de lignes de vie. Si vous vous abritez dans un café, vous éprouvez alors le pur bonheur d’être entièrement revêtu par la ville, niché en son sein, derrière des vitres piquées de pluie. Dans ces moments-là, Corso avait l’impression de saisir l’essence même de sa ville, celle des amoureux et des crapules, des rendez-vous galants et des coupe-gorge, des complots ésotériques et des crimes passionnels.
En cette période de Noël, le spectacle perdait un peu en qualité parce que la cité croulait sous les décorations. Avec la pluie, les lumières se mettaient à dégouliner en rivières de réglisse colorées plutôt écœurantes. Mais bon, c’était tout de même Paris qui vous bruissait aux oreilles, serpentait partout et vous réchauffait le cœur…
En ce 6 décembre 2017, Corso avait pris son mercredi — fuck les Stups — pour emmener Thaddée voir les vitrines des grands magasins du boulevard Haussmann.
Il s’aperçut rapidement qu’il s’était planté parce que son fils, 10 ans et demi, était déjà trop grand pour s’émerveiller de ces décors. Il était plutôt branché mangas et dessins animés japonais incompréhensibles — des flingues, des monstres, des super-pouvoirs, et que le meilleur gagne. En réalité, le vrai spectacle aujourd’hui était pour Corso : il admirait ce visage innocent sur lequel circulaient les lumières de Noël comme d’infinies veinules de joie et de couleur.
Il avait toujours souffert de la ressemblance de Thaddée avec sa mère. Le petit garçon avait hérité de la beauté de la Bulgare, mais aussi d’une certaine manière de se tenir, de poser ses mots sur le bout de la langue. Ce reflet incessant de sa pire ennemie, au sein de l’être qu’il aimait le plus au monde, lui foutait les nerfs en pelote. Pourtant, depuis qu’il avait la garde alternée de son fils, il s’était détendu et commençait à accepter cette symbiose. Il y voyait même une sorte de sauvetage du misérable couple qu’il avait formé avec Émiliya. De leurs jeux sexuels, de leurs affrontements pervers, de leur haine viscérale, était sorti quelque chose de bon — et même de sublime : Thaddée.
Son portable interrompit ses rêveries : Bompart.
— Tu connais la nouvelle ?
— Quoi ?
— Sobieski s’est suicidé à l’infirmerie de Fleury.
Plus de pensées, pas de réaction.
Juste une question réflexe, une question de flic :
— Comment il a fait ?
— Il s’est volontairement blessé pour aller à l’infirmerie. Il a trouvé une rallonge et s’est pendu au plafonnier. Je suis sidérée qu’on puisse encore se flinguer aussi facilement dans une taule comme Fleury.
D’un geste machinal, Corso serra la main de Thaddée et se fraya un chemin à travers la foule.
— Viens me chercher, ordonna Bompart.
— Pourquoi ?
— On va à Fleury. Petite veillée funèbre.
— Je peux pas, je suis avec Thaddée.
— Démerde-toi. Faut qu’on soit les premiers sur le coup.
— Qu’est-ce qu’il y a de si urgent ?
— Mon petit, ce suicide, ça va remettre le feu aux médias. Autant profiter de notre temps d’avance pour concocter une version présentable. Dans quelques heures, tout le monde sera au courant. Et crois-moi, d’une manière ou d’une autre, cette mort va nous retomber sur la gueule.
La mère d’un des camarades d’école de Thaddée fut ravie de l’accueillir pour le déjeuner et l’après-midi : balade dans les jardins du Luxembourg et atelier crêpes pour le goûter.
Après l’avoir déposé, Corso fila au 36, rue du Bastion, dans le XVII earrondissement, la nouvelle adresse de la PJ. Il n’y avait encore jamais mis les pieds et quand il découvrit l’immense bâtiment bleu ciel, qui semblait construit en Lego, il songea bizarrement aux tours Aillaud de son adolescence. Il ne regrettait pas d’avoir quitté la BC et il était carrément heureux de ne pas avoir à aller tous les jours dans ce quartier qui n’était encore qu’un immense chantier.
Bompart monta dans sa voiture en vociférant à propos de « ces nouveaux bureaux de merde » et de la boue qui avait ruiné ses chaussures. Tout ça puait la diversion : ni l’un ni l’autre ne souhaitaient évoquer le suicide de Sobieski. En l’absence d’éléments précis, les flics apprennent à la fermer.
Alors qu’ils roulaient sur le boulevard périphérique, Bompart demanda :
— Tu sais qu’Ahmed Zaraoui a été libéré ?
— Qui ?
— Ahmed Zaraoui. Le caïd de la cité Picasso.
En un flash, il se revit, près d’un an et demi auparavant, ramper dans le conduit d’aération au-dessus de la mosquée puis dégringoler dans le parking avant d’ouvrir le feu sur Mehdi Zaraoui, le frère d’Ahmed. Travaillant à l’OCRTIS, il aurait dû être au courant de la libération d’un tel lascar.
— Et alors ? demanda-t-il simplement.
— Tu pourrais craindre des représailles.
— Pourquoi ?
— Joue pas au con, fit Bompart en fixant la route. J’me suis assise sur cette affaire, mais j’la sens toujours là où je pense.
Quand elle voulait, marraine Catherine était d’une élégance rare.
— J’en ai rien à foutre, fit-il pour rester dans la note.
— T’as tort. Y a pas plus revanchard que ces putains de bougnoules. Lambert chie dans son froc.
Le flic des Stups, complice de Corso dans la galère, pouvait en effet se ronger les sangs : c’était lui qui, officiellement, avait abattu le frangin du caïd.
L’autoroute offrait un paysage à pleurer — ou à vomir, selon son humeur. Il n’était plus question d’un Paris délicat et scintillant mais d’un décor de béton qui se fondait comme une marée grise dans l’horizon brouillé. Malgré ce tableau, Corso était heureux de se rendre à la maison d’arrêt avec Catherine Bompart. Une petite famille en route pour le cimetière, un jour de Toussaint.
Quand ils sortirent de la voiture, des trombes d’eau les assaillirent. Alors qu’ils marchaient au pas de course vers le premier poste de sécurité, Bompart se décida à livrer son opinion sur Sobieski :
— Ce suicide clôt le dossier. Y a plus de doute sur sa culpabilité.
— Ah bon ?
— T’as une autre idée ?
Ils se réfugièrent sous le portail et sonnèrent, comme le Chaperon rouge chez Mère-grand.
— Exactement le contraire, fit Corso. Il s’est peut-être suicidé parce qu’il ne pouvait pas accepter l’injustice dont il était victime.
— Il avait qu’à faire appel.
— Il a pas eu la force d’attendre, d’encaisser encore des années de taule.
— T’es sérieux ?
Corso ne répondit pas. La pluie, partout. Comme si la tristesse du monde s’était liguée contre eux et les avait coincés dans ce coin sombre pour les achever.
Читать дальше