— En France ?
— En Europe. Rien ne vous interdisait d’étendre vos recherches au-delà des frontières de l’Hexagone. Les tueurs voyagent aussi.
— Il n’y avait pas que les liens. Par sa violence et son impulsivité, Sobieski correspondait à notre profil. Bon sang, il avait défiguré Christine Woog !
— D’une manière anarchique. Rien à voir avec les plaies raisonnées de nos deux victimes d’aujourd’hui.
Corso ne répondit pas. Inutile .
— Vous avez donc rendu visite à Philippe Sobieski pour l’interroger, reprit-elle en s’approchant encore. S’est-il prêté au jeu ?
— Il n’avait pas le choix.
— Tiens donc. Vous sonnez un jour chez lui sans l’ombre d’un indice et vous l’interrogez sur deux meurtres avec lesquels il n’a a priori aucun lien.
— Sobieski connaissait bien les victimes.
— Il n’était pas le seul.
— Il pratiquait le bondage en prison.
— Les nœuds utilisés par l’assassin ne sont pas caractéristiques de cette discipline.
— Nous avions retrouvé un de ses carnets d’esquisses dans la cave adjacente aux locaux du Squonk.
— L’accusé n’a jamais caché qu’il fréquentait ce club. Il a dessiné de nombreuses strip-teaseuses et elles n’ont pas toutes été assassinées. Vous êtes policier, vous savez faire la différence entre un dessin et un homicide.
Corso pouvait sentir la sueur sous ses doigts crispés sur la barre — il craignait par-dessus tout que Claudia n’évoque la première arrestation ratée de Sobieski. Mais elle n’avait pas intérêt à remuer la vase. L’ordinateur du peintre avait été réquisitionné et personne ne savait si oui ou non la machine contenait les photos prétendument piratées de la première scène d’infraction. Par ailleurs, l’intérêt morbide de Sobieski pour les cadavres et les scènes de crime ne plaidait pas en sa faveur.
Il tenta une dernière contre-attaque :
— Tous les peintres ne sont pas fans de Goya et n’ont pas dans leur atelier des reproductions des Pinturas rojas .
— Quand vous avez sonné à sa porte ce jour-là, vous ne le saviez pas.
Malgré lui, Corso frappa la barre du poing.
— Holà ! C’est parce qu’on pose des questions qu’on trouve quelque chose, pas l’inverse.
— Admettons, fit-elle en reculant. Mais Sobieski avait des alibis pour les deux meurtres, non ?
— Oui. Nous les avons aussitôt vérifiés.
— Alors, pourquoi avoir continué à enquêter dans cette direction ?
Fine allusion à sa filature illégale en Angleterre. Encore une pierre dans son jardin. Mais Claudia devait se montrer prudente : le meurtre de Marco Guarnieri, même s’il n’était pas jugé devant cette cour, était un élément accablant pour Sobieski.
— C’est notre rôle de ne pas nous satisfaire des évidences, répliqua-t-il après plusieurs secondes de silence.
Claudia Muller fit quelques pas, feignant la réflexion. Chacun de ses gestes était calculé, peaufiné, appartenant à une pièce de théâtre qu’elle avait écrite d’avance et qui devait aboutir à l’acquittement de son client. Pas si simple, ma belle .
— Donc, fit-elle en s’arrêtant net devant lui, quand vous n’avez rien, vous faites comme si vous aviez quelque chose, mais quand vous avez quelque chose — comme les alibis de l’accusé —, vous faites comme si vous n’aviez rien.
Corso s’agita dans le cercle invisible qui lui était imparti.
— Où voulez-vous en venir ?
Elle avança d’un pas vers lui.
— Je veux montrer à la cour qu’en tant qu’enquêteur, vous suivez votre instinct et non les faits objectifs. Vous avez toujours été guidé par la conviction que Sobieski était coupable. En langage familier, cela s’appelle un « délit de sale gueule ».
— Et alors ? laissa-t-il échapper maladroitement. Puisque l’enquête a démontré sa culpabilité…
— Je dois vous rappeler la loi, commandant. Philippe Sobieski est présumé innocent jusqu’au prononcé du verdict. Nous sommes ici pour justement décider si oui ou non, il est coupable.
Corso se mit à piétiner le sol. Il avait l’impression d’être prisonnier de cette putain de barre.
— Notre enquête est irréprochable, clama-t-il. Elle se fonde sur des preuves matérielles qui, dans le cadre de l’enquête de flagrance, ont fait peser de fortes présomptions de culpabilité sur Philippe Sobieski.
Il avait débité ça au hachoir, comme un élève paniqué qui ressort sa leçon sans en comprendre un mot.
Il s’attendait à une nouvelle salve mais Claudia Muller se contenta d’un :
— Je vous remercie, commandant.
Corso ouvrit les yeux. Il les avait fermés malgré lui comme un condamné attaché au peloton d’exécution. Mais personne n’avait tiré. Il avait bénéficié d’une grâce mystérieuse.
En réalité, le mal était fait : chacun avait compris que Corso avait « décidé » de la culpabilité de Sobieski bien avant d’avoir des preuves. Et maintenant, maître Muller allait prendre un malin plaisir à couper les cheveux en quatre et à saper chaque élément chargeant le peintre.
Corso ne pouvait s’empêcher de songer au procès d’O. J. Simpson, le footballeur américain accusé d’avoir tué son ex-épouse et un ami de celle-ci. Il avait suffi de démontrer que le flic enquêteur était raciste pour jeter le discrédit sur toutes les preuves accablantes de la procédure. On n’en était pas là, heureusement, mais le sabotage était bien parti.
Plus profondément, Stéphane pressentait autre chose. Claudia Muller voulait démontrer pour l’instant que le commandant Corso, poussé par son « instinct », n’était pas allé chercher plus loin que les éléments évidents qu’on avait posés sur sa route.
Le fameux coup monté invoqué depuis un an par Sobieski du fond de sa cellule.
Si l’avocate n’insistait pas, c’est parce qu’elle avait sans doute beaucoup plus lourd à proposer. Le vrai tueur .
« Ne vous en faites pas. Il sera là, avec nous, au tribunal. Vous n’aurez qu’à le cueillir à la fin de la séance. »
Le reste de la matinée fut consacré aux victimes. Des proches vinrent les présenter, des strip-teaseuses pour la plupart. On passa rapidement sur les vices de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora : dans une salle de tribunal, c’est comme au cimetière, le respect des morts interdit de s’épancher sur leurs défauts.
Après le déjeuner, ce fut l’artillerie lourde, les témoins convoqués par les parties civiles : des experts, des scientifiques, des gars de l’Identité judiciaire, des historiens d’art. Dans cette affaire, il n’y avait aucun témoin oculaire ni auriculaire pour accuser Sobieski. Seulement des preuves matérielles — « seulement », parce qu’on peut toujours manipuler ce genre d’indices…
Aux environs de 15 h 30, le défilé s’acheva. Ils avaient eu droit à des présentations Powerpoint, des schémas, des analyses chimiques, des formules mathématiques, des comparaisons picturales et à pas mal d’autres trucs assez emmerdants. Même l’intervention de Mathieu Veranne, convoqué pour parler du shibari, aurait endormi un insomniaque sous coke. Toutefois, il aurait fallu s’être sérieusement assoupi pour ne pas comprendre que l’atelier de Philippe Sobieski situé rue Adrien-Lesesne regorgeait de traces organiques appartenant à Sophie Sereys et à Hélène Desmora, ainsi qu’à d’autres femmes non identifiées.
Le principal était donc acquis.
Philippe Sobieski avait exécuté les deux victimes dans son repaire clandestin et les avait transportées sur les lieux de découverte de l’été 2016, mais la manière dont il les avait amenées jusque-là posait problème, le véhicule utilisé n’ayant pas été retrouvé et Sobieski ne sachant pas conduire. Passons .
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