Il y avait une autre possibilité — qu’elle ait créé de toutes pièces ce témoin providentiel, engageant un junk de Blackpool prêt à raconter n’importe quoi. Mais Claudia n’était pas du genre à prendre un tel risque. Surtout, en observant l’asperge qui venait à la barre, Corso reconnut le gaillard : c’était l’homme que Sobieski avait embrassé à pleine bouche dans la ruelle des tarlouzes.
D’un coup, un nouveau scénario s’imposa à lui. Cette nuit-là, le peintre cherchait du cul et l’avait trouvé en la personne de Little Snake. Corso avait assisté, en live, à leur coup de foudre. Ensuite, les skins avaient déboulé. Bagarre. Fuite. Dispersion. Les deux amants s’étaient simplement réfugiés quelque part et s’en étaient payé une tranche.
Corso commençait à se prendre des sueurs froides. Se pouvait-il qu’il se soit trompé sur toute la ligne ? que Sobieski soit innocent ? que l’absurde thèse du « coup monté » soit la bonne ? Cela supposait que le tueur lui-même ait placé des indices dans l’atelier secret de Sobieski, qu’il ait tout manigancé pour faire tomber le peintre à sa place. Au fond… pourquoi pas ?
Little Snake avait un accent anglais tellement affecté qu’il en devenait écœurant. Il semblait cracher son mépris et sa fatigue à chaque fin de phrase. Physiquement, il était raccord avec son intonation : indolent, crasseux, il paraissait se placer nettement au-dessus (ou en dessous) des contingences matérielles. Une longue mèche venait lui barrer la moitié du visage comme un store à demi décroché et il ne cessait de la rejeter en arrière d’un geste précieux ou d’un mouvement de tête digne d’une diva.
En même temps, sa gueule de dur et ses tatouages faisaient pencher la balance du côté du voyou bagarreur. Plutôt hooligan que « Priscilla, folle du désert », le Jim. Un vrai fils de pute de Blackpool, né d’un coup d’un soir puis arrosé à la bière.
Petit Serpent y alla de sa tirade et raconta ce que Corso avait vu de ses propres yeux : la rencontre dans le quartier des queers , le long baiser, la ratonnade, la fuite… Sans complexe, il expliqua qu’il tapinait dans ce quartier depuis plusieurs années et que Sobieski promettait d’être un client juteux, dans tous les sens du terme.
Le meilleur dans tout ça, c’est que tout se passait en anglais. Claudia avait prévu un traducteur, distribuant des casques à chaque juré, prenant véritablement en main le procès. Corso était abasourdi : la condamnation qui hier encore coulait de source se retrouvait en ballottage…
— Où exactement ? demanda le président avec impatience.
L’autre venait d’expliquer qu’il avait emmené son client dans une piaule louée à l’année.
— L’adresse vous dira rien. C’est près du Grand National, un putain de roller coaster qui fait un boucan d’enfer. C’est pour ça que j’paye que dalle…
— Et Philippe Sobieski est resté avec vous toute la nuit ?
— Jusqu’à l’aube, honey . Après le coup du queer-bashing , il en menait pas large la Frenchie. (Delavey fit un clin d’œil à Sobieski, qui en retour lui lança un baiser furtif.) J’ai eu toute la nuit pour le consoler.
Delage marmonna quelques mots en rajustant ses lunettes. Ce type ne lui plaisait pas, pas plus que son témoignage ou cette mise en scène (ces magistrats et ces jurés casque sur les oreilles évoquaient plutôt la Cour pénale internationale de La Haye). Mais ce qui lui déplaisait plus que tout, c’était la tournure que prenait ce procès. Il était entendu au départ que les débats devaient durer quelques jours pour aboutir à une condamnation sans bavures. Finalement, les choses s’avéraient plus compliquées que prévu. Son expression fataliste semblait dire : « Toujours la même merde. »
— Pourquoi ne pas avoir prévenu la police plus tôt ?
— La flicaille et moi, c’est pas l’grand amour.
— Qu’est-ce qui vous a décidé, un an après les faits ?
D’un coup de mèche, il désigna Claudia Muller, imperturbable dans son box.
— C’est Catherine Zeta-Jones, là, elle a su me convaincre.
Corso se dit qu’en effet, l’avocate ressemblait à l’actrice, mais dans une version plus étirée et mystérieuse. Les magistrats se regardèrent : il était évident que Claudia Muller avait payé Jim « Little Snake » Delavey pour qu’il ramène ses boots à la cour d’assises de Paris. Tout ça était largement illégal mais ce n’était ni le moment ni le lieu pour discuter des moyens mis en œuvre. Seul comptait le résultat.
Le président ne laissa pas le temps aux parties civiles d’interroger le hooligan. Ça suffit les conneries . Il leva la séance comme on frappe un dernier coup de gong.
À la sortie du tribunal, les commentaires du public résonnaient contre les pierres de taille, les beuglements des journalistes dans leur portable se perdaient sous les voûtes. Tout le monde s’accordait sur le score du jour : un point partout, la balle au centre le lendemain matin.
Corso accéléra le pas et se précipita vers l’arrière du tribunal. Il voulait choper l’avocate sur les marches du palais.
— Pas mal, votre contre-attaque, l’interpella-t-il alors qu’elle apparaissait entre deux colonnes.
Claudia Muller alluma une Marlboro et passa au tutoiement :
— Et t’as encore rien vu.
Le lendemain, Corso n’était pas assis que maître Claudia Muller appelait déjà à la barre un nouveau psychiatre, Jean-Pierre Audissier. Une contre-expertise ? Non, l’homme intervenait en tant que simple témoin. Médecin psychiatre attaché aux Hôpitaux de Paris depuis 1988, chef de service au sein de l’établissement public de santé (EPS) Maison-Blanche, professeur à la faculté de médecine Paris-Descartes, le praticien était un « ami » de Philippe Sobieski.
Il expliqua qu’il consultait à Fleury depuis près de quinze ans, deux jours par semaine, en concertation avec les services médicaux de la maison d’arrêt. C’est là-bas qu’il avait fait la connaissance de Sobieski.
Belle gueule creusée par les tourments et l’intelligence, sous des cheveux grisonnants décoiffés, ses traits respiraient une passion, une ténacité qui devaient plaire aux femmes, bien plus encore que ses traits d’acteur.
Concentré, il ne donnait pas l’impression d’être stressé. Il était venu dire ce qu’il avait à dire, à la manière d’un sniper sans états d’âme.
— Vous avez donc soigné Philippe Sobieski durant toutes ces années pour des troubles mentaux ? demanda le maître des débats.
— Pas du tout.
Son ton sec fit sursauter Michel Delage. Après la journée de la veille, il n’était pas d’humeur à supporter les airs prétentieux de cet avorton.
— Je n’ai jamais suivi Sobieski pour des raisons médicales. Je suis à l’origine de sa vocation de peintre.
Le président se tourna vers Claudia Muller.
— Maître, je vous rappelle que l’accusé est jugé pour deux meurtres. Un nouveau témoignage sur le talent artistique de Philippe Sobieski est-il bien utile ?
— Oui, Monsieur le Président.
Claudia avait répondu avec fermeté. Corso le sentit dans ses veines : on touchait là sa ligne de défense. Qu’est-ce qu’elle leur mijotait ?
— Très bien, se résigna Delage. Racontez-nous dans quelles circonstances vous avez rencontré Philippe Sobieski.
— Lors de mes consultations, j’ai pris l’habitude de surveiller l’humeur de certains détenus disons… à risques.
— Sobieski était sur votre liste ?
Audissier acquiesça. Petit et maigre, il se tenait cambré face à la barre, à la manière d’un orateur sûr de son fait.
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