— Madame Vastel, dit-elle en se levant, je n’aurai qu’une question. Cette nuit-là, étiez-vous seule avec Sobieski ?
— Non.
Énorme brouhaha dans la salle d’audience.
— Attendez, intervint le président, vous avez toujours dit que vous aviez passé la nuit avec Sobieski en toute intimité.
— Ça ne signifie pas que nous n’étions que deux. Plus on est de fous…
Le magistrat paraissait ulcéré.
— Mais vous n’avez jamais mentionné la présence d’autres partenaires avec vous !
— Personne ne me l’a jamais demandé.
Le vacarme parmi le public s’intensifia. Le président dut rappeler à l’ordre les bancs qui s’agitaient.
— Qui était avec vous ? demanda Claudia Muller, qui semblait déjà connaître les réponses à ses questions.
— J’ignore son vrai nom. On l’appelle Abel. C’est une sorte d’expert.
— Expert en quoi ?
— En plaisirs. Il vient pour participer, donner des conseils. Il apporte aussi des instruments, des produits stimulants. Vraiment un pro.
La salle était maintenant attentive : ce petit voyage en terre de débauche captivait l’auditoire.
— À quelle heure est-il arrivé ?
— Aux alentours de minuit.
— À quelle heure est-il parti ?
— Vers 3 heures du matin.
— Durant ces trois heures, Philippe Sobieski n’a pas quitté les lieux ?
— Certainement pas. Il était même très actif.
Les rires revinrent. Encore une fois, le président calma le jeu.
— C’est bien joli cette histoire, mais où est cet Abel ? fit-il dans un mélange de colère et de familiarité. Pourquoi ne figure-t-il pas sur notre liste de témoins ?
Il s’adressait en particulier à maître Muller, qui lui répondit d’un sourire :
— Il y figure, Monsieur le Président. Il s’appelle en réalité Patrick Bianchi et c’est le prochain à comparaître.
Michel Delage, malgré lui, lança un regard au représentant du ministère public, mais celui-ci était déjà plongé dans ses notes à la recherche du témoin. Maître Sophie Zlitan, chargée de la partie civile, compulsait elle aussi la « feuille de route » de la journée.
Comment étaient-ils tous passés à côté de ça ?
Personne n’avait remarqué Patrick Bianchi sur la liste des témoins. Personne ne l’aurait remarqué non plus dans une rame de métro ou un bureau de vote. C’était un homme de taille moyenne, aux allures de coach sportif (il portait un ensemble Adidas). La trentaine, les cheveux coupés en brosse, il avait une tête joviale, un nez retroussé, des yeux noirs pétillants. Il aurait pu jouer dans une pub pour corn flakes, du type « le déjeuner des champions ».
Après la présentation d’usage, le président l’attaqua avec vivacité, presque excitation. Ses motivations devenaient troubles : recherche de la vérité ou curiosité personnelle ?
— En quoi consiste votre métier ?
— Mon boulot officiel, c’est ingénieur du son pour le cinéma.
— Je parle de l’autre métier. Celui qui nous concerne aujourd’hui.
Le bonhomme hocha la tête, puis balaya d’un regard les magistrats et les jurés, comme pour s’assurer que tout le monde était attentif. À l’évidence, il vivait là son heure de gloire.
— Je suis une sorte de portier. Un portier des plaisirs.
— Mais encore ?
— Je permets à mes clients d’aller plus loin dans la réalisation de leurs désirs, d’oublier les interdits, les censures de nos sociétés.
— Vous avez beaucoup… d’amateurs ?
— Pas mal. J’aide les couples fatigués, les amants en panne, les amoureux à la recherche de nouvelles sensations, les…
Delage le coupa :
— Comment vous trouve-t-on ? vous contacte-t-on ?
— Par Internet.
— Depuis combien de temps exercez-vous cette activité ?
— Une dizaine d’années. J’ai d’abord commencé dans les clubs échangistes, où je me suis fait une clientèle fidèle. Malheureusement, cette activité n’est pas reconnue par l’État. Voilà pourquoi je rame pour avoir mes heures, je veux dire rapport à mes indemnités d’intermittent du spectacle…
La salle se mit à rire. Même Sobieski esquissa un sourire. Le peintre reprenait des couleurs à mesure que les témoignages jouaient en sa faveur.
— Ce soir-là, continua Delage, qui vous a contacté ?
— Diane Vastel. Dans l’après-midi.
— À quelle heure êtes-vous arrivé exactement ?
— Minuit.
— Philippe Sobieski était là ?
— Et déjà en main, si je puis dire…
— En quoi a consisté votre intervention ?
Abel lança un bref regard à Sobieski : pouvait-il tout dire à la barre ? Corso croyait rêver. Ce procès concernait un double meurtre mais le « portier des plaisirs » s’inquiétait de savoir s’il ne trahissait pas son devoir déontologique de queutard professionnel.
D’un clignement d’yeux, Sobieski lui donna son accord.
— Eh bien, j’étais là surtout pour avoir des relations intimes avec Philippe, tandis que lui-même s’occupait de Diane. Vous voyez le topo ?
Malgré lui, le président hocha la tête. En retrait, Claudia savourait son triomphe. Soit le public était choqué, soit il riait, mais tout le monde croyait à l’histoire d’Abel.
Le coach livra d’autres détails et valida dans les grandes largeurs le récit de Diane Vastel. Avec ses histoires de godemiché, de lubrifiant et de sodomie, il donnait un grain très particulier à son témoignage.
Jusqu’alors, les deux maîtresses de Sobieski avaient paru sincères, mais après tout, l’amour, ou un tout autre sentiment, avait pu les égarer, les convaincre de faire un faux témoignage ou simplement leur faire confondre dates et horaires. Avec l’intervention d’Abel, on passait à un autre registre : neutre et impartial.
Le ministère public et la partie civile, dans les cordes, n’insistèrent pas :
— Pas de questions, Monsieur le Président.
Claudia Muller non plus. Mission accomplie.
Corso regarda par les hautes fenêtres de la salle d’audience : la lumière mordorée de la fin d’après-midi signait l’arrêt des débats. Il était près de 18 heures et tout le monde avait son compte.
Le président allait conclure, quand Claudia Muller se leva.
— Monsieur le Président, j’aimerais qu’on entende une nouvelle personne à titre de renseignements.
— Maintenant ?
— Cette personne a fait le voyage exprès et souhaiterait repartir ce soir.
— De qui s’agit-il ?
— Jim Delavey, plus connu sous le surnom de « Little Snake ».
— À quel titre le faites-vous comparaître ?
— C’est l’homme qui a passé la nuit du 6 au 7 juillet avec Philippe Sobieski, à Blackpool.
Ce fut au tour de Corso de bondir : d’où sortait-elle ce gars ? La rumeur dans la salle enfla comme une houle.
— Monsieur le Président, intervint Rougemont, je proteste. Les faits de Blackpool ne sont pas jugés ici.
— Qu’avez-vous à répondre ? demanda directement Delage à Claudia.
— Monsieur le Président, l’affaire de Blackpool n’est pas à l’ordre de ce procès mais elle plane sur les débats. D’ailleurs, le commandant Corso n’a pas caché que la présence de l’accusé à Blackpool la nuit même de ce meurtre constituait un fait à charge.
Le président acquiesça :
— Donc ?
— Je demande de pouvoir laver mon client de ce soupçon afin qu’il ne pèse aucunement sur les délibérations du jury.
— Soit.
Corso, médusé, vit arriver à la barre Jim « Little Snake » Delavey, le « suceur de première », le fantôme qu’il avait cru inventé par Sobieski, l’homme-alibi que les flics anglais n’avaient jamais retrouvé. Comment avait-elle déniché ce témoin passé sous tous les radars ? Lui avait-elle proposé du fric ? Avait-elle payé des privés sur place ? En tout cas, respect .
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